À La Grâce De Marseille
chevaux à la charrette. Nathalie et lui devaient aller rendre visite à son frère cadet qui habitait sur l’autre rive de la Garonne, à quelques kilomètres au sud.
La pluie fine et régulière qui tombait depuis plusieurs jours avait cessé. Le temps était humide, et des nappes de brouillard s’étendaient sur le fond de la vallée. La cour de la ferme était boueuse, et les oies pataugeaient au milieu des mares tout en tenant leur étrange conversation. Quant aux cochons, ils étaient dans les vergers. Charging Elk maintint les chevaux pendant que Vincent et Nathalie s’installaient dans la charrette. La jeune fille portait l’une de ses plus belles robes sous sa pèlerine et un vrai chapeau à la place de son bonnet blanc habituel. L’air sombre, elle s’assit avec raideur sur le siège à côté de son père.
La charrette s’ébranla avec un grincement, et Charging Elk la regarda s’éloigner et descendre la colline pour rejoindre la route d’Agen. Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière un virage après une grange en ruine. Il se passait quelque chose. Charging Elk l’avait deviné à l’expression de Nathalie, à la tension qui raidissait les épaules voûtées de Vincent. Il ignorait de quoi il s’agissait, mais c’était sûrement sérieux. Planté dans la cour boueuse, cherchant en vain à apercevoir une dernière fois la charrette et Nathalie, il se sentit seul, abandonné, et ses pensées devinrent aussi noires que le lit du fleuve enveloppé du manteau de brouillard.
Il travailla la majeure partie de la journée dans les vergers qui surplombaient la ferme. Il tailla les pruniers et, des branches coupées, il fit des fagots disposés à intervalles réguliers au milieu des rangées d’arbres. Quand la terre aurait séché, il viendrait les prendre avec la charrette pour les mettre derrière la porcherie où l’on empilait le bois pour le feu et les clôtures.
Vers quatre heures, trempé et transi de froid, il redescendit et entra allumer le fourneau dans la cuisine. Il s’installa à la table et, buvant du café réchauffé, il resta assis jusqu’à la tombée de la nuit. Il se leva alors pour allumer la lampe à huile, rajouter du bois dans le feu, le couvrir, puis il sortit et se rendit dans sa chambre. Il alluma sa lampe, contempla un instant la ceinture qui était pratiquement terminée, puis s’étendit sur son lit. Il eut beau essayer de ne pas penser à ce qui avait pu arriver, il envisagea toutes les possibilités, depuis le départ définitif de Nathalie, jusqu’à un autre décès dans la famille de Vincent qui viendrait tout bouleverser. Après avoir épuisé les ressources de son imagination, il somnola et dormit par intermittence pendant trois heures, réveillé par le tambourinement de la pluie sur les tuiles du toit ou le souffle d’un courant d’air sur son visage.
Il devait être dans les huit heures quand il entendit un petit coup frappé à la porte. Il se redressa dans son lit, le cœur soudain plus léger. Il alla ouvrir, prêt à prendre Nathalie dans ses bras. C’était Vincent.
« Bonsoir, Charging Elk, nous sommes de retour. » Dans la faible lumière de la lampe, le visage aux arêtes saillantes du cultivateur, dans lequel brillaient ses yeux ronds profondément enfoncés dans leurs orbites, paraissait plus hâve que jamais. « Est-ce que tu pourrais ramener les chevaux à l’écurie, leur donner un peu d’avoine, et nous rejoindre ensuite à la maison ? Nathalie est en train de préparer quelque chose à manger, juste un petit en-cas, mais tu dois mourir de faim. »
Vingt minutes plus tard, Charging Elk apparaissait sur le seuil de la cuisine. Il était si impatient de revoir Nathalie qu’il avait oublié de se changer. Ses vêtements de travail étaient couverts de boue. Vincent, tassé sur sa chaise, était attablé devant un verre de vin.
« Débarrasse-toi de ton manteau et viens boire un verre avec moi. »
Charging Elk suspendit son manteau à un crochet près de la porte, puis parcourut la pièce du regard. La soupe qui mijotait sur le feu dégageait une bonne odeur, et son estomac vide gronda. Sur la table attendaient une miche de pain, une motte de beurre, un bol d’olives et du saucisson. Un cigare long et mince se consumait dans le cendrier. Vincent servit l’Indien qui, d’un ton qui se voulait détaché, se risqua à demander : « Où est Nathalie ? Elle n’est pas rentrée avec
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