À La Grâce De Marseille
cheval. Quand les Indiens s’engagèrent à leur tour dans la rue et que la foule, le souffle coupé, se mit à applaudir, il ressentit le frisson d’excitation familier qui ne lui permettait plus de chevaucher avec autant de calme qu’il l’aurait désiré. Sachant cependant que les Français voulaient voir des Indiens imperturbables et empreints de dignité, il réussit à se maîtriser. De leur côté, les jeunes Indiens souhaitaient qu’on les considère comme des w icasa yatapika, des hommes dont tous chantaient les louanges, des hommes qui manifestaient courage, sagesse et générosité, comme les chefs d’autrefois.
Charging Elk, défilant ainsi, en selle sur son cheval pie, ne pouvait s’empêcher de songer qu’il avait beaucoup de chance. Au lieu de passer un nouvel hiver au Bastion dans le froid et la solitude, ou de devenir un Indien soumis des réserves qui plantait des pommes de terre et tendait la main pour mendier les aides du gouvernement, il portait ses plus beaux habits et se préparait à électriser les foules en leur présentant les coutumes de son peuple. Bien entendu, il n’ignorait pas qu’il s’agissait de simples numéros et que certains parmi les anciens désapprouvaient que les jeunes participent ainsi à cette imposture élaborée par les hommes blancs, mais il ne se sentait plus coupable de chanter des chants de scalp, ni de danser la danse du scalp ou de la guerre. Il était fier de montrer les traditions de son peuple à ces Français qui appréciaient les Indiens et semblaient éprouver pour eux une sympathie sincère. Red Shirt lui avait raconté un jour, alors qu’ils étaient assis autour d’un feu après le spectacle du soir, que les gens de ce côté-ci de la grande eau appelaient les Indiens « un peuple en voie de disparition », parce qu’ils croyaient que les Indiens vaincus allaient en effet bientôt disparaître, ce qui les rendait très tristes, et c’était pour cette raison qu’ils tenaient à voir les Indiens avant qu’ils ne s’évanouissent en fumée – au contraire des vrais Américains qui ne seraient que trop heureux de contribuer à leur disparition.
Ainsi, Charging Elk avait fait une entrée triomphale dans cette ville où il avait été accueilli avec chaleur. Maintenant, en revanche, on le considérait d’un œil soupçonneux, et même hostile, à l’instar des Américains.
Il chassa ces sombres pensées et, cependant qu’il se hâtait en direction de la gare du Prado, il avait l’esprit vide. Pourtant, il entretenait encore une lueur d’espoir.
Après avoir traversé le parc désert et l’endroit où la parade s’était formée, il sentit la lueur vaciller, puis s’éteindre. La gare était plongée dans le noir. Seule une petite lumière jaune brillait à une fenêtre.
C’était une gare de marchandises, bordée d’une succession de longs bâtiments de briques, chacun équipé d’un large quai de chargement. Il y avait de nombreux aiguillages et plusieurs convois attendaient dans l’obscurité.
Charging Elk longea un quai et s’approcha en silence de la fenêtre qui se découpait dans les ténèbres. À l’intérieur d’une petite pièce éclairée par un unique fil jaune suspendu au plafond, un homme en uniforme foncé assis à une table coupait un morceau de fromage pour le glisser dans un pain long. Deux petites pommes étaient posées sur un coin, à côté d’un sapin miniature décoré d’une espèce de cordon rouge étincelant. L’extrémité des branches était toute blanche, comme s’il venait de neiger dans la petite pièce.
Le jeune Indien regarda l’homme manger et envisagea un instant de frapper au carreau. Mais pour dire ou faire quoi ? De surcroît, à en juger par son uniforme, l’homme devait être une sorte de soldat. Peut-être s’imaginerait-il avoir à faire à un voleur ou à un ennemi et essayerait-il de le tuer. D’un autre côté, il saurait peut-être ce qu’était devenu le train de Buffalo Bill.
Charging Elk s’apprêtait à lever la main pour cogner à la fenêtre, mais à la pensée de l’inutilité de son geste et du danger éventuel qu’il courait, il se ravisa et se dirigea sur la pointe des pieds vers l’extrémité du quai. Il scruta les ténèbres dans lesquelles s’enfonçait la route de fer. Il se sentait plutôt résigné que déçu, car il n’avait jamais réellement cru trouver ici le train de Buffalo Bill. De fait, il se félicitait presque de ne l’avoir
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