À La Grâce De Marseille
chats-longs et des chats-aux-oreilles-poilues, mais il s’agissait d’animaux sauvages qu’on ne rencontrait pas souvent. Celui de l’image était petit et avait un air heureux. Charging Elk avait vu son premier chat-petit là-bas, à l’Agence, mais l’animal, les oreilles rongées par les gelures, tout efflanqué, fuyait les chiens et les hommes tout en continuant à vivre parmi eux.
Il se rappela aussi le mot « Indien ». Elle avait envoyé Charging Elk au tableau, puis elle avait prononcé le mot « Indien » avant de le faire répéter à tous les élèves. Après quoi, elle leur avait montré l’image d’un homme inconnu. Les orteils pointus, les cuisses énormes et les épaules étroites, il portait une couronne de plumes bleues, vertes et jaunes de même qu’une peau d’animal aux taches sombres. Il avait par ailleurs de grands yeux ronds et des lèvres minces retroussées. « Indien », avait redit la femme blanche.
Charging Elk et Strikes Plenty avaient trois ans de plus que les autres élèves, ce qui leur procurait en permanence un sentiment de honte. Rien de ce qu’ils avaient appris au pays des bisons ne leur servait ici, et leurs petits camarades de classe devaient les aider à épeler ainsi qu’à additionner et à soustraire les pommes rouges. Le seul domaine où les deux garçons – âgés alors de treize hivers – se montraient plus qu’à la hauteur était le dessin. La femme leur distribuait des bâtons à colorier et ils faisaient des dessins représentant la vie qu’ils venaient juste d’abandonner : villages de tipis, hommes à cheval, bisons, montagnes et arbres. Une fois, Charging Elk se dessina qui, en compagnie de Strikes Plenty et de Liver, coupait le doigt du soldat mort à Little Bighorn pour s’emparer de son agate. La femme le réprimanda et déchira le dessin en mille morceaux qu’elle l’obligea ensuite à ramasser et à jeter dans le poêle. Il ne se donna pas la peine d’expliquer, ce qu’elle aurait du reste sans doute compris, que l’articulation du doigt du soldat était trop grosse pour permettre à la bague de passer. Il garda le silence et, à la lune-de-l’herbe-rouge-qui-pointe, Strikes Plenty et lui partirent pour le Bastion. Son éducation d’homme blanc s’arrêta là.
Emergeant de ses pensées, Charging Elk regarda la pluie rebondir et former de petites mares sur les pavés inégaux. Le passage était abrité et la nuit était plus chaude qu’au cours des quatre derniers sommeils. Il leva les yeux sur les fenêtres fermées des bâtiments au-dessus des boutiques. La plupart laissaient filtrer des rayons de lumière argentée, et derrière, le jeune Indien s’imaginait des pièces pleines de gens qui mangeaient de la viande rôtie, parlaient leur curieuse langue, riaient, fumaient du tabac ou jouaient aux dominos. Il aimait bien ce jeu, le contact et la forme des petites plaques qu’il se plaisait à assembler selon les règles. Néanmoins, le poker l’excitait davantage. À Paris, après les représentations du soir, il consacrait des nuits entières à y jouer avec d’autres artistes. Comme ils n’étaient pas censés jouer pour de l’argent, ils utilisaient des allumettes. Dix allumettes correspondaient à un centime. Parfois, la partie terminée, quelques-uns des Indiens allaient se coucher sans plus un sou dans leur porte-monnaie. Quand cela arrivait à Charging Elk, il ne regrettait pas que les patrons blancs envoient la plus grande partie de son argent à son père et à sa mère.
Un soir, peu après leur installation à Paris, Charging Elk, Featherman et trois autres Indiens jouaient au poker devant leur tente lorsqu’un brouhaha qui s’élevait de l’autre côté de l’allée attira leur attention. Plusieurs personnes criaient et traversaient la pelouse en courant. Charging Elk vit Rocky Bear et sa femme sortir de leur tipi. Ils se tournèrent un instant vers la source de toute cette agitation, puis Rocky Bear poussa un grand cri.
Les jeunes gens ramassèrent aussitôt les allumettes et se levèrent. Un groupe s’avançait vers eux. Buffalo Bill était au centre de la foule, vêtu des beaux habits noirs que portaient les hommes riches de Paris, avec une chemise blanche empesée et une petite cravate blanche ressemblant à un papillon. Sa barbiche avait des reflets jaunâtres sur le blanc de sa chemise.
Rocky Bear et sa femme se tenaient à sa droite, le visage fendu par un large sourire, tandis qu’à sa
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