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À La Grâce De Marseille

À La Grâce De Marseille

Titel: À La Grâce De Marseille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: James Welch
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parmi la foule – une alliance contre nature qui réunit les citoyens outrés exigeant la libération du Peau-Rouge ou, du moins, qu’il soit remis à une institution plus soucieuse des droits de l’homme. Il est évident, même aux yeux d’un observateur impartial, que les Marseillais prennent à cœur le sort de ce pauvre sauvage qui, selon les apparences, continue à croupir dans une cellule de la préfecture. Quoi qu’il en soit, il est du devoir de votre serviteur de signaler que plusieurs parmi les manifestants prônaient la violence au cas où celle-ci serait nécessaire pour obtenir justice. À la police de prendre cet avertissement en compte. »
    Demeuré dans l’ombre des bâtiments en face de la préfecture, Saint-Cyr noircissait à toute allure les pages de son carnet. Il avait l’impression que son premier papier avait constitué une sorte de prélude à celui qui allait suivre. Dans sa hâte de tout noter, il avait oublié la petite foule qui écoutait religieusement le prêtre, lequel, à présent, était lancé dans l’histoire du Christ et des marchands du temple.
    Le jeune homme se serait-il penché sur son propre cas, il aurait compris qu’une petite guerre se déroulait en lui. Il venait de passer trois années d’une existence morne et étriquée dans une ville qu’il n’aimait pas à attendre d’épouser une fille à qui il ne pensait plus qu’une ou deux fois par semaine, et à mendier des informations auprès de la police. Et voici qu’il tenait la chance de sa vie. Il avait tous les éléments en main – il n’arrivait même pas à écrire assez vite pour noter tout ce qu’il avait à dire. Cette fois, il ne s’agissait pas d’un homme qui battait sa femme, ni d’un Levantin ivre qui coupait le nez d’un musulman. Non, c’était l’histoire qui ferait de lui un journaliste de plein droit – et peut-être même un journaliste célèbre.
    D’un autre côté, il avait été sincèrement ému par le spectacle de Charging Elk dans sa prison. Il ne parvenait pas à oublier ses yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites, le vide de leur expression et la manière dont ils évitaient de le regarder. C’étaient les yeux d’une bête à l’agonie, d’une bête résignée à mourir. Et lui qui s’était toujours imaginé qu’en toutes circonstances les yeux des vivants reflétaient l’espoir !
    Dans son état d’exaltation, le jeune reporter ne se rendait pas compte qu’il en était venu à considérer l’homme emprisonné comme un animal traqué. Et, d’une certaine façon, il s’intéressait davantage à l’animal qu’à l’homme. S’il avait eu affaire à un Français, il l’aurait tenu pour une malheureuse créature victime d’une injustice. Charging Elk, lui, comme le simple animal qu’il était, n’avait aucune idée de ce qui lui arrivait. Incapable de comprendre les raisons de sa présence dans ce cachot, il ne pouvait ni protester, ni fournir d’explications, ni présenter sa défense.
    Saint-Cyr n’avait pas conscience de ce conflit intérieur entre le journaliste cynique et l’être humain inquiet pour la vie de l’un de ses semblables. Pas plus qu’il n’avait conscience de penser à Charging Elk comme à une espèce de créature inférieure. À partir de cette petite manifestation devant la préfecture, il forgeait une histoire qui, espérait-il, romprait le terrible isolement dans lequel se trouvait le Peau-Rouge. N’était-ce pas une noble mission ?
    De temps en temps, des gens dont on ne voyait que les jambes passaient devant la haute fenêtre de la cellule de pierre où était enfermé Charging Elk. Il avait commencé par remarquer que des ombres apparaissaient quelquefois contre le mur du fond où elles formaient comme une tache floue à peine perceptible, et lorsqu’il finit par comprendre qu’elles provenaient de l’extérieur, il y prêta davantage attention. Il resta de longues périodes les yeux rivés sur la fenêtre, et son cœur faisait un bond dans sa poitrine chaque fois que des jambes se matérialisaient ainsi. Il guettait avec une impatience grandissante ces moments qui le rattachaient au monde du dehors, un monde de lumière et d’air pur, un monde d’arbres et de ciel, un monde d’êtres humains. Il s’imaginait les propriétaires de ces jambes qui grimpaient un escalier vers une pièce où régnait une douce chaleur, remplie de fauteuils rembourrés et de mets délicats, ou bien qui descendaient

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