À La Grâce De Marseille
vers le port pour embarquer à bord de l’un des bateaux de feu qui appareillerait pour l’Amérique où les passagers retrouveraient les grandes plaines des Lakotas.
Trois sommeils s’étaient écoulés depuis la visite de l’homme aux cigarettes. L’inconnu l’avait appelé par son nom, et il portait un gilet jaune lui évoquant les poitrines-jaunes qui, les matins d’été, chantaient si délicieusement au Bastion. Ces matins-là où Strikes Plenty et lui se prélassaient devant le feu à boire du café, à parler de femmes, de jeux et de leurs bons moments, lui semblaient appartenir à un lointain passé, alors qu’ils remontaient à moins d’un hiver. Charging Elk, le regard toujours fixé sur la fenêtre, était heureux que Strikes Plenty – et ses parents – ne puissent pas le voir dans cet état.
Deux jours durant, étendu sur la plate-forme à dormir, il avait chanté son chant de mort. C’était un chant puissant qui le ramenait dans son pays. Il ne sentait plus le froid, ne voyait plus les murs de pierre qui l’emprisonnaient. Il ne remarquait pas la présence du wasichu qui lui apportait de la soupe ou venait vider son seau de toilette. Une fois, l’un des gardiens, le gros, l’avait empoigné par le col de son manteau pour le mettre debout, puis il lui avait hurlé quelque chose en faisant des gestes menaçants avec son poing. Charging Elk avait continué de chanter sans se soucier de la haine qui se lisait dans les petits yeux pâles. Mais aujourd’hui, au troisième jour, son chant s’affaiblissait de plus en plus, et il craignait qu’il ne perde son pouvoir. Il ne sentait plus sa nagi s’élever au-dedans de lui, prête à prendre son envol pour le long voyage jusque chez lui.
Vers midi, il se produisit un événement qui l’incita à abandonner son chant de mort. Un gardien, en effet, entra dans sa cellule, portant une petite plate-forme et un plateau. L’homme sourit et lui parla doucement, le doigt pointé vers la fenêtre, puis vers le rayon de lumière qui jouait sur le mur d’en face. Après quoi, il désigna le plateau en se frottant le ventre. Charging Elk regarda alors ce que l’homme indiquait ainsi, et il vit de la vraie nourriture. Un oiseau rôti, de petites pommes de terre, une grosse tranche de pain et un morceau de chocolat. Il y avait également l’habituelle tasse de thé clair, mais aussi une petite bouteille qui semblait contenir du mni wakan. Elle ne comportait pas de papier autour avec des mots écrits dessus en français, mais on devinait le liquide rouge au travers de l’épaisse paroi. À côté était posé un verre. Le gardien, remarquant que l’Indien s’intéressait au vin, montra la bouteille, appliqua son pouce contre sa lèvre inférieure, puis renversa la tête en arrière. Ensuite, il sortit en riant.
Charging Elk n’avait rien avalé de consistant depuis plusieurs jours. Il avait bu le liquide de la soupe ainsi que le thé parce qu’il avait toujours soif, mais il désirait mourir afin d’échapper à cette prison de pierre et à ce pays étranger. S’il lui avait été facile de laisser le pain aigre et rassis de même que les choses informes qui flottaient à la surface de la soupe, à la vue et à l’odeur de vrais aliments, il se surprit à ne plus regretter d’être en vie. Affamé comme il l’était, il se demanda néanmoins s’il pourrait encore manger. Il avait l’impression que son estomac était devenu tout petit et tout desséché, pareil à un sac de cuir racorni.
Il contempla l’oiseau un long moment avant de trouver la force de poser les pieds par terre pour se mettre debout. Aussitôt, la tête se mit à lui tourner et un voile noir s’abattit devant ses yeux, ce qui, l’espace d’un instant, lui ramena en mémoire la maison des malades et la première fois où il avait essayé de se lever du lit de l’homme blanc. Ses côtes ne lui faisaient plus mal, mais il se sentait tout aussi faible. Il demeura immobile dans l’attente que les ténèbres se dissipent, puis il se baissa pour effleurer l’oiseau du bout des doigts, comme pour une caresse. Il était tout doré et son odeur emplissait la cellule exiguë. Charging Elk déchira un bout de peau et la goûta. Il craignait qu’il ne s’agisse d’une ruse de wasichu, destinée à l’empoisonner. La peau, cependant, délicieuse et bien grasse, lui rappela qu’il n’avait pas mangé de véritable graisse depuis longtemps.
Il prit l’assiette et alla
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