À La Grâce De Marseille
affirmant que c’était leur devoir de chrétiens. « Ma chère Madeleine, le Christ n’est-il pas mort pour nous sur la croix ? Allons-nous Le laisser là, pleurant de désespoir et appelant Son Père ? Serait-Il mort pour rien ? » Et, comme elle protestait qu’elle avait déjà deux jeunes bouches à nourrir et à peine la place de se retourner, il avait répliqué d’un ton empreint de piété : « Pour de vrais chrétiens, un tel sacrifice n’est rien. Le Christ ne nous a-t-il pas enseigné à secourir les malheureux ? N’est-ce pas la volonté de Dieu ? De plus, c’est uniquement pour un jour ou deux. »
Il n’était pas facile de discuter avec René en raison de sa nature sincèrement pieuse. C’était cette vertu qui avait d’abord séduit Madeleine. Ils avaient fait connaissance au cours d’une retraite en Ardèche organisée par la paroisse de Saint-Laurent. Madeleine avait alors quinze ans, et René, seize. La jeune fille fréquentait une école religieuse dans un autre quartier de la ville, si bien qu’elle n’apercevait René qu’à l’église ou à l’étal de poissons tenu par le père du garçon. Le destin voulut que, durant cette retraite, elle tombât d’un arbre. Elle se fit mal à l’épaule et déchira sa robe sur une branche cassée. La vue de sa culotte blanche provoqua force gloussements chez les garçons aussi bien que chez les filles. Alors qu’elle était par terre, essayant de reprendre ses esprits, elle entendit une voix gronder sur un ton de réprimande. Elle crut qu’il s’agissait du jeune prêtre chargé de les surveiller, mais lorsqu’elle leva les yeux, elle vit, accroupi à côté d’elle, un garçon trapu aux cheveux drus et au nez légèrement épaté. Il avait un aspect sérieux, un visage neutre. Elle reconnut alors le fils du marchand de poisson.
Cela remontait à vingt et un ans. Cinq ans après l’incident, ils se mariaient. De fait, pendant les deux ans qui suivirent l’épisode ardéchois, ils n’eurent plus l’occasion de se parler. Madeleine apprit plus tard que René, cette même semaine, avait envisagé d’entrer au séminaire. Il était allé prendre conseil auprès du prêtre plus âgé qui les accompagnait, le père Daudet, lequel avait encouragé sa vocation et lui avait dispensé deux années durant des cours d’instruction religieuse en même temps qu’il terminait le lycée. Mais quelques jours avant d’entrer au séminaire, son père, alors qu’il achetait le poisson à la criée sur les quais, avait été tué par un marin pris de folie.
Madeleine accompagna ses parents à l’enterrement. À l’église, ils prirent place deux rangs derrière la famille en deuil. Elle eut la surprise de constater que René, au contraire des autres qui donnaient libre cours à leur chagrin, demeurait assis bien droit, les yeux secs, ne montrant apparemment aucune émotion.
Le lendemain, elle le revit, cette fois à la poissonnerie, travaillant aux côtés des autres marchands de poisson qui s’étaient portés volontaires pour tenir la boutique pendant que la famille se remettait de la perte cruelle qu’elle venait de subir. Depuis, il n’avait pas manqué un seul jour.
Madeleine fut choquée, et un peu fâchée, par l’absence d’émotion que manifesta le jeune René à la mort de son père. Était-ce le même garçon que celui qui avait fait preuve de tant de sollicitude lors de sa chute et ménagé sa pudeur d’adolescente ? C’est seulement après leur mariage qu’il lui fit part du principe qui gouvernait sa vie : tout ce qui arrivait, bien ou mal, découlait de la volonté de Dieu. Même dans le malheur, il y avait du bon, car telle était la volonté de Dieu, et Dieu n’était-Il pas que bonté ? N’agissait-Il pas pour le bien de l’humanité, même si certains de Ses actes pouvaient parfois paraître terribles ? Madeleine eut beau s’efforcer de comprendre ce raisonnement simpliste, elle n’y parvint pas. Elle se considérait comme une bonne catholique – René et elle conduisaient les enfants à la messe tous les dimanches et pour toutes les fêtes religieuses – mais elle ne pouvait se résoudre à croire qu’elle devait accepter avec le sourire les drames qui se déroulaient autour d’elle au seul motif qu’ils ressortissaient à la volonté de Dieu. Elle songeait souvent que René aurait fait un excellent prêtre. Il était grave et ne se laissait pas abattre par les tragédies qui, au contraire,
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