À La Grâce De Marseille
garçon, des choses qui te feront drôlement tourner la tête. Profites-en, mais n’oublie pas que quand tu entres en piste, tu es un Indien sauvage jailli de l’enfer ! »
Charging Elk le regarda se diriger vers son wagon d’une démarche nonchalante. Buffalo Bill portait un épais costume de laine et un chapeau gris au bord moins large que celui qu’il coiffait pour le spectacle. Si ce n’étaient sa moustache et sa petite touffe de poils au menton, on n’aurait jamais reconnu en lui le grand guerrier qui enflammait le public dans son costume en daim, ses gants ornés de perles et ses bottes noires brillantes qui lui arrivaient à mi-cuisses.
Le fait que, lors de chaque représentation, Buffalo Bill était le premier wasichu à découvrir les cadavres des Longs Couteaux sur l’Herbe Grasse ne manquait pas de laisser Charging Elk perplexe. En effet, aucun des membres indiens de la troupe, y compris ceux qui avaient combattu là-bas, ne se rappelait avoir entendu les Lakotas mentionner sa présence. Un grand homme comme lui, on en aurait certainement parlé, pourtant. Broncho Billy jurait que Pahuska avait été chasseur de bisons et éclaireur pour les Longs Couteaux. Maintenant encore, il était un grand chef de l’armée du Nebraska.
Charging Elk, immobile devant la fenêtre, ne quittait pas des yeux le cheval nerveux qui tournait en rond dans l’enclos. Quelque chose dans sa silhouette lui rappelait Grand Coureur. Il dominait les autres chevaux par sa taille et dressait la tête, comme s’il voulait respirer l’odeur des grands espaces perdus.
Il lui semblait qu’il s’était écoulé tout au plus deux ou trois lunes depuis qu’il avait tendu à son père les rênes de Grand Coureur en lui disant : « Grand Coureur est à toi, désormais. Il te donnera l’allure du porteur-de-chemise que tu es. » Les deux chevaux de Scrub étaient de couleurs ternes, avaient la croupe large et des sabots gros comme des bouses de bisons. Ils étaient faits pour tirer des chariots et non pas pour être chevauchés avec dignité. Charging Elk regrettait de ne pas avoir vu son père monté sur Grand Coureur, mais quand le cheval de fer s’était ébranlé et avait commencé à s’éloigner lentement de la gare dans une succession de grincements, les rênes étaient attachées à la roue d’un chariot et Scrub, debout sur le quai, chantait un chant de bravoure en compagnie des autres Indiens.
Charging Elk promena son regard au-dessus des toits hérissés de cheminées noires qui se découpaient dans le ciel nocturne. Elles lui rappelaient les souches dans les Paha Sapa que les wasichus laissaient quand ils prenaient les arbres pour construire leurs maisons et renforcer leurs mines. Un jour, Strikes Plenty et lui s’étaient aventurés loin à l’intérieur d’un puits noir à la recherche de l’or précieux, mais ils n’y avaient trouvé que des pierres humides, une pioche cassée et des morceaux de poutres. Plus tard, alors qu’ils retournaient au Bastion, ils sentirent la peur les gagner à la pensée d’avoir ainsi pénétré dans l’une des blessures que les wasichus infligeaient au sein de maka ina. Ils allèrent tout de suite trouver Bird Tail, le vieux pejuta wicasa, pour lui raconter ce qu’ils avaient fait. L’homme saint se contenta de contempler au loin les formes et les couleurs étranges des Mauvaises Terres – bien qu’il eût les yeux comme couverts de givre et qu’il dût être conduit par sa femme –, puis il demanda aux garçons de jeûner, de réfléchir à leurs agissements et de revenir le lendemain. Ni Strikes Plenty ni Charging Elk ne dormirent beaucoup cette nuit-là. Le lendemain matin, Bird Tail leur dit qu’il avait rêvé d’un bison qui, parcourant les forêts des Paha Sapa, arrivait devant une grotte creusée au flanc d’une paroi rocheuse escarpée. Le bison avait tourné quatre fois sur lui-même, comme un chien avant de se coucher, regardant à chaque fois le monde. Il semblait tout enregistrer, comme s’il voulait se souvenir de tout ce qui existait. Au travers des nombreux hivers de ses ancêtres, il avait longuement regardé les plaines, les rivières et les montagnes qu’ils avaient franchies ; il avait regardé les jours d’herbe grasse et les jours de famine ; il avait regardé les jours de guerre et les jours de paix ; et, enfin, il avait regardé le ciel et le soleil, puis ses yeux étaient devenus aussi blancs et aussi durs qu’une pierre
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