À La Grâce De Marseille
pensaient-ils de la civilisation de l’homme blanc ? La considéraient-ils comme une amélioration par rapport à leur mode de vie primitif ? Ils avaient sans doute apprécié l’argent et la nourriture – ainsi que les applaudissements, bien entendu –, mais le reste ?
Ce qui lui rappela soudain le problème financier. Il ne faudrait pas qu’il oublie de câbler aux responsables du Wild West Show pour demander s’ils ne devaient pas quelques semaines de paye à Charging Elk. La secrétaire du consul général tenait à ce qu’on rembourse le prix des vêtements achetés à l’Indien. Dieu merci, les Soulas, pour leur part, ne réclamaient rien – monsieur Soulas avait dit qu’il l’emploierait sur son étal au marché en plein air. Mais Charging Elk savait-il ce que c’était que travailler ? Charrier des caisses de poisson à cinq heures du matin et nettoyer après le marché n’avait pas grand-chose à voir avec galoper tous les jours à cheval en feignant de massacrer des personnes civilisées.
Bell tira sa montre de gousset de sa poche et la consulta avec ostentation. Il avait demandé à son cocher de revenir le prendre dans une heure et il ne disposait plus que de dix minutes.
« Bon, je dois bientôt partir. Il me semble que nous avons tout vu, dit-il, se tournant vers madame Soulas. Y a-t-il une autre question que vous désireriez aborder ? Les journées ont été longues et vous devez être fatiguée des bureaucrates. Madame ? »
Madeleine lança un coup d’œil en direction de Charging Elk, comme si elle venait de réaliser que d’ici un moment, ils allaient se retrouver seuls avec lui. Bizarrement, ses traits impassibles et son calme la trompaient au point de lui faire presque croire qu’il ne leur vaudrait pas d’ennuis.
« Je pense que tout est en ordre, monsieur, dit René. Je suis persuadé que monsieur Charging Elk ne nous causera pas de difficultés. N’est-ce pas, Madeleine ? »
Celle-ci, pour toute réponse, haussa les épaules. Devant le visage rayonnant de son mari, elle éprouva d’abord un sentiment de surprise – René était un homme si franc –, puis une certaine irritation. Elle ne parvenait plus à penser qu’aux désagréments qui les attendaient, la perturbation dans leur existence quotidienne, les regards curieux dont les voisins allaient les gratifier. Et lui, il était radieux ! Elle avait appris à se méfier de cette expression. Elle était certes agacée mais, dans le même temps, bien décidée à faire face de son mieux à la situation. Elle ne voulait pas jouer les harengères. N’empêche qu’il restait un tas de questions sans réponses. Mais le sauvage – elle se contraignit à prononcer son nom en pensée : Charging Elk – ne demeurerait que quelques jours chez eux. Ensuite, ils reprendraient le cours de leur vie normale.
Madeleine se rendit compte que les deux hommes, René et Bell, la regardaient, et elle se demanda soudain si cet Indien – Charging Elk – savait lire l’heure. Saurait-il quand se réveiller le matin ? Est-ce qu’il savait qui ils étaient, ce qu’ils faisaient, ce qu’on attendait de lui ? Elle se borna à répondre : « Nous veillerons de notre mieux au confort de monsieur Charging Elk, monsieur Bell. Nous sommes des chrétiens. » Puis elle ajouta : « C’est tout ce que nous pouvons faire.
— Superbe ! » Le vice-consul se donna une petite claque sur la cuisse, puis se leva, tirant une petite carte de la poche de son gilet. « Voici ma carte de visite, monsieur Soulas. Vous avez l’adresse du consulat. S’il arrive quoi que ce soit, n’hésitez pas à me contacter. » Il rajusta son gilet et sa cravate. « Je reviendrai voir d’ici deux jours si tout se passe bien. C’est une bonne action que vous faites, monsieur et madame Soulas. À bientôt, mes amis. »
Dans sa hâte de partir, Bell omit de dire au revoir à Charging Elk. C’est seulement en montant dans sa voiture qu’il s’en aperçut. À présent, il était trop tard – il avait rendez-vous à son bureau avec un groupe de commerçants du Vaucluse qui désiraient exporter sur le marché américain leur essence de lavande. L’affaire ne présentait guère de problèmes – la lavande étant très appréciée des femmes – mais les fabricants de parfum américains voulaient être sûrs que le consulat veillerait sur leurs intérêts.
Depuis deux ans qu’il était en France, Bell en avait plus appris sur l’art de
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