À La Grâce De Marseille
laissé par les deux qui manquaient. Jetant un coup d’œil circulaire, il constata qu’un petit groupe de trois marchands de poisson dévisageaient également le jeune Oglala. Son sourire s’élargit. « Monsieur Charging Elk, messieurs, le présenta-t-il alors. Ancien membre du Wild West Show de Buffalo Bill.
— Mais comment est-il arrivé ici ? » s’étonna Breteuil.
Les trois marchands de poisson s’étaient approchés pour étudier de plus près l’étranger au visage presque noir. Bien qu’il eût perdu beaucoup de poids, Charging Elk, avec sa haute taille, ses larges épaules, ses longs bras et ses grandes jambes, composait encore une silhouette impressionnante.
« Présente-nous, René, dit l’un.
— Est-ce qu’il parle français ? » s’enquit un deuxième.
Quant au troisième, il se contenta de considérer l’Indien avec des yeux ronds.
René s’exécuta, et chacun vint serrer la main de Charging Elk.
« Il n’a guère de poigne, constata le premier, un homme corpulent qui vendait son poisson en bas du Panier. Un peu de travail ne lui fera pas de mal.
— Les Peaux-Rouges n’ont pas l’habitude d’échanger des poignées de main, Jean-Claude, expliqua René. Je crois qu’entre eux, ils se tapent plutôt dans le dos. Je les ai vus faire au Wild West Show. » Pour appuyer ses paroles, il assena imprudemment une claque dans le dos de Charging Elk. « Vous voyez ? » dit-il avec, cette fois, un large sourire qui, dans la pâle lumière, le fit ressembler à une gargouille hilare.
Il n’avait pas remarqué le regard acéré que lui avait jeté l’Indien, surpris par son geste.
Breteuil, lui, l’avait remarqué, mais il avait surtout remarqué la main à la fois large et déliée qui s’était glissée dans la sienne. Malgré sa mollesse, elle n’avait rien de doux. Il en devinait la force cachée, ce qui l’excitait et l’effrayait dans le même temps. Il avait ressenti un pareil frisson à la vue de certains des Nègres qui débarquaient des bateaux en provenance d’Afrique occidentale. Nombre d’entre eux étaient aussi grands et vigoureux que cet Indien, mais ils étaient à peine plus que des esclaves. Quelques-uns de ses amis qui avaient été avec des Nègres l’avaient incité à suivre leur exemple, mais voir ainsi les Nègres se laisser commander par les Arabes l’avait empli d’un sentiment de frustration et de mépris. Il ne comprenait pas comment ils pouvaient accepter une telle humiliation. Pourtant, il trouvait certains d’entre eux très beaux. Emergeant de ses pensées, il s’aperçut que l’Indien avait le regard rivé sur lui. Ses yeux étrécis brillaient à la lueur du réverbère, et Breteuil, pris de peur, réprima un mouvement de recul, tandis que, malgré le froid de l’aube, une chaleur naissait en lui.
À six heures et demie, tous les bateaux, y compris La Martine arrivé en dernier, étaient rentrés, et leur pêche alignée dans de grandes caisses en bois sur le quai des Belges. La cloche retentit et les enchères débutèrent.
La plupart des marchands de poisson étaient rassemblés autour des caisses en provenance de La Martine, dans l’espoir de pouvoir acheter de la rascasse, du thon ainsi que des sardines. Le bateau était équipé tant pour la pêche à la cuiller qu’à la seine. Dans les eaux où les sardines abondaient, le capitaine jetait les filets, et quand les thons venaient se nourrir au milieu des bancs de petits poissons, l’équipage lançait les cuillers de métal étincelant dans les remous. Les marchands de poisson s’intéressaient toujours à ce que La Martine ramenait.
Ce matin, René n’attendait pas grand-chose des prises du grand bateau. Il se dirigea de l’autre côté, où il eut l’agréable surprise de trouver plusieurs caisses à moitié pleines de sardines et de rougets, ainsi qu’une quantité honorable d’anchois. Les crevettiers, en revanche, n’avaient pas fait très bonne pêche, de sorte que la langoustine et la crevette étaient rares. De même, on ne comptait que quelques dizaines de poulpes.
Deux autres marchands s’avancèrent, et René se mit à l’ouvrage. Il aimait bien ce qui s’apparentait parfois à un jeu : acheter le meilleur marché possible et, de temps en temps, faire grimper les prix et laisser un de ses collègues payer le lot un peu trop cher, si bien que le lendemain, légèrement échaudé, celui-ci hésiterait peut-être à enchérir. Finalement, il
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