À La Grâce De Marseille
claire, son corps mince et ses lunettes. À Poitrine Jaune. Cet homme-là aussi lui avait donné de quoi fumer. Peut-être qu’ils se connaissaient, ou que Wakan Tanka les avait envoyés à son secours. Peut-être que c’étaient des heyokas, des clowns sacrés, venus lui indiquer le chemin. Le petit homme le tira de nouveau par la manche sans arrêter de jacasser, et Charging Elk se laissa entraîner loin du pâle heyoka. Il savait qu’il le reverrait. Il le guetterait, car il avait la certitude que Poitrine Jaune ou lui, un jour prochain, lui adresseraient un signe.
René était sous le coup d’une vive émotion. Il avait été très surpris de voir l’Indien se retourner pour examiner ce Breteuil. On aurait cru qu’il avait saisi ce que René lui disait et qu’il avait tenu à le vérifier de ses propres yeux. Ainsi, Charging Elk comprenait ! Madeleine avait tort de douter de son intelligence. « Oui, oui, mon ami, tu as l’esprit éveillé. Tu vois que je dis la vérité. C’est une dure leçon. Maintenant, viens, René Soulas va te montrer comment on vend le poisson. »
Vers le milieu de la matinée, il cessa de bruiner. Le vent chassa les nuages noirs vers le sud, et les premiers rayons de soleil vinrent éclairer les sinistres bâtiments qui se dressaient autour du port. À gauche du marché, là où la rue se rétrécissait, une femme accrochait son linge à l’aide de pinces sur un fil tendu entre deux immeubles.
Charging Elk la regardait faire avec un semblant d’intérêt, tout comme il observait les activités du marché. Debout sur le caillebotis derrière les tables sur lesquelles s’entassaient toutes sortes de créatures marines, il voyait le petit homme et sa femme saisir les poissons qui leur glissaient parfois des mains, les mettre dans un plateau métallique suspendu à un crochet, puis enfiler de lourds morceaux de métal sur une tige jusqu’à ce que le plateau et les morceaux soient en équilibre. Après quoi, ils hurlaient quelque chose à la cliente qui finissait par leur donner de l’argent en échange du poisson. Au début, tous ces cris ne manquèrent pas de troubler Charging Elk. Le comportement d’un homme habillé de blanc sous sa veste bleue le déconcerta davantage encore. En effet, il commença par crier contre le petit Français, par faire des grimaces, par gesticuler, puis il s’éloigna, la mine dégoûtée. Il ne tarda cependant pas à revenir, à pousser de nouveaux cris, et enfin à acheter plusieurs créatures différentes, à la suite de quoi le petit homme et lui se serrèrent longuement la main. Lorsque l’homme en blanc partit, ployant sous le poids de paniers pleins à ras bord, le petit Français lança un coup d’œil à Charging Elk et sourit.
Le jeune Indien savait que celui qui vendait les poissons s’appelait René et que l’autre, celui à la peau plus brune, s’appelait François. Le petit homme avait pointé le doigt sur Charging Elk en disant : « Charging Elk » avec un accent presque incompréhensible, puis il s’était désigné en disant : « René ». Et quand l’autre homme était arrivé avec la charrette, celui qui répondait au nom de René l’avait montré en disant : « François. » Il avait recommencé par deux fois, comme s’il désirait que l’Indien répète après lui. Et lorsqu’il avait essayé de reproduire ces sons étranges, Charging Elk avait été surtout étonné d’entendre sa voix, car il n’avait plus prononcé un mot depuis qu’il avait chanté son chant de mort dans la maison de fer. Il y avait combien de sommeils de cela ? Il avait alors pensé à la jeune fille de Paris qui, elle aussi, lui avait fait répéter son nom : Sandrine. Elle lui avait donné un grand pouvoir avec l’image de l’homme au cœur qui saigne. Broncho Billy lui avait ensuite expliqué que l’image était wakan et que cet homme était wakan pour les Blancs, mais que maintenant de nombreux Indiens aussi le vénéraient, tout comme ils vénéraient Wakan Tanka. Charging Elk aurait dû être en colère, car la fille l’avait amené par la ruse à adorer cet étrange wasichu barbu, mais il ne l’était pas. De fait, il la considérait même comme un donneur-d’esprit qui lui avait offert un wotawe, une amulette qu’il devait conserver toujours sur lui. Il n’avait pas besoin d’adorer l’homme, mais seulement le pouvoir de l’amulette.
À présent, tant la fille que le wotawe avaient disparu, et lui, il
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