À La Grâce De Marseille
avait un instant envisagé de s’enfuir. Il ne lui aurait pas été bien difficile de se glisser hors de la maison plongée dans le noir – l’homme et sa femme dormaient dans leur chambre de l’autre côté de l’escalier –, mais pour aller où ? Il avait eu un aperçu de ce qu’était la liberté après s’être échappé de la maison des malades. Il avait eu froid et faim sans pour autant être guéri. Si l’ akecita ne l’avait pas emmené dans la maison de fer, il serait sans doute mort. Et la mort, il l’avait appelée un instant de tous ses vœux, seulement, comment dans ce cas sa nagi aurait-elle retrouvé le chemin de chez lui ? C’était ce qui, en définitive, l’empêcherait toujours d’accepter ou de rechercher la mort.
Charging Elk regarda le ciel devenu bleu, puis le petit marchand de poisson qui lui tournait le dos. Il ne se sentait pas prisonnier comme dans la maison de fer. Il n’y avait pas de verrou à la porte de sa chambre. Hier soir, quand le petit homme l’avait raccompagné dans le couloir après le dîner, il avait prêté l’oreille, mais il n’avait perçu que le léger bruit de la porte qui se refermait – pas de clé qui tournait dans la serrure, pas de verrou qui se mettait en place avec un cliquetis métallique. Mais que faisait-il chez ces gens ? Il avait l’impression d’être comme avec Strikes Plenty au Bastion, ou comme avec ses parents avant qu’ils capitulent et se rendent à Fort Robinson. Il se sentait libre, et pourtant il restait avec eux, comme si lui et eux étaient de la même famille.
Pourtant, il savait que la femme ne l’aimait pas. Il l’avait lu dans ses yeux, entendu dans sa voix. Dès qu’il était entré en compagnie de Costume Marron dans la grande pièce du chef akecita, il l’avait deviné à sa bouche pincée, à la manière dont elle avait détourné le regard. Et quelle raison aurait-elle de l’aimer ou de ne pas l’aimer ? Qu’était-il pour elle ? Ce qui l’étonnait, en revanche, c’était le comportement du petit homme qui s’occupait tout le temps de lui, qui ne cessait de jacasser dans sa langue alors qu’il devait bien savoir qu’il ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il racontait. René semblait l’aimer beaucoup. Mais pourquoi ? Il n’était plus quelqu’un d’important, un homme que le public admirait bouche bée, les yeux écarquillés.
« Monsieur ? »
Charging Elk contemplait une tête de cheval dorée accrochée au-dessus d’une boutique située de l’autre côté de la rue. À l’intérieur, un homme vêtu d’un tablier blanc taché de sang, et qui n’avait qu’une couronne de cheveux, découpait des quartiers de viande rouge. Le spectacle faisait saliver le jeune Indien. La dernière fois qu’il avait mangé de la vraie viande remontait à si loin qu’il ne s’en souvenait même plus.
« Monsieur ? »
Il pivota. La marchande de fromages à la jambe plus courte que l’autre se tenait derrière la pile de caisses qui séparait les deux éventaires. Elle tendait vers lui sa main dans le creux de laquelle reposaient une blague à tabac en toile ainsi que du papier à cigarette. Elle le regarda et fit un petit signe de tête, désignant ce qu’elle avait dans sa paume. Charging Elk s’avança alors vers elle. Il était demeuré si longtemps immobile qu’il avait les jambes engourdies par le froid. Un rayon de soleil éclairait à présent l’étal de la jeune femme dont le visage baignait dans l’éclat doré. Il prit la blague et le tabac, se roula une cigarette, puis les lui rendit.
« Merci, madame », dit-il sans plus réfléchir. Broncho Billy leur avait expliqué qu’il s’agissait d’une formule de politesse. Il était lui-même étonné d’avoir prononcé les mots avec tant de facilité. « Tabac, reprit-il. Merci beaucoup, madame. »
La jeune femme gratta une allumette et lui présenta la flamme en disant quelque chose qu’il ne comprit pas. « Merci, madame », fit-il de nouveau. Il laissa son regard s’imprégner des traits de la jeune femme, ce qui ne manqua pas de le surprendre également. Elle lui sourit, et il lui rendit son sourire. Son visage portait les traces de ce que les Indiens appelaient la maladie des croûtes blanches ou maladie de l’homme blanc, une maladie que beaucoup parmi la génération des parents de Charging Elk avaient eux aussi attrapée. Elle avait tué un grand nombre des gens de son peuple, dont la majorité des
Weitere Kostenlose Bücher