À La Grâce De Marseille
membres de sa famille. Charging Elk, en effet, n’avait pas connu ses grands-parents et, du côté de sa mère, il ne lui restait qu’un oncle et deux cousins. Après la bataille de l’Herbe Grasse, l’oncle en question avait épousé une Hunkpapa et était parti vivre parmi les siens à Standing Rock. Il n’avait revu ni son oncle ni ses cousins depuis l’âge de onze hivers. Douze autres hivers s’étaient écoulés, et il ne pensait presque plus jamais à eux, comme s’ils appartenaient à un passé trop lointain.
« Il n’y a pas de quoi » , dit la jeune femme. Malgré sa peau grêlée, Charging Elk la trouvait plutôt séduisante quand elle souriait. « Marie-Claire », ajouta-t-elle, sans qu’il comprenne que c’était son prénom, car elle ne s’était pas désignée à l’exemple des autres. Elle répéta ces deux mots et il eut un petit sourire. Il aimait bien ses longs cheveux qui retombaient en cascade sur la mante à carreaux couvrant ses frêles épaules. Lisses et brillants, ils lui rappelaient l’obsidienne dans les Paha Sapa. Repensant à ses propres cheveux noirs, il esquissa le geste de les toucher, mais il se souvint à temps qu’ils dépassaient à peine de sous son bonnet. Il se sentit rougir de honte et il détourna la tête. Il tira sur sa cigarette, se demandant si on lui permettrait de se laisser repousser les cheveux. Peut-être que, en définitive, il était quand même prisonnier du petit Français si bavard. Il jeta un coup d’œil à la dérobée en direction de la marchande de fromages – il lui était soudain reconnaissant de n’avoir pas peur de lui –, mais elle était maintenant occupée avec la vieille femme au doigt crochu.
Ce jour-là, Madeleine Soulas avait quitté le marché de bonne heure. On avait besoin d’elle uniquement quand il y avait beaucoup de poisson et beaucoup de clients. François était un excellent employé, mais il ne possédait pas les qualités nécessaires pour faire un bon vendeur. Calme et renfermé, il préférait installer l’étal, préparer les poissons, ranger les caisses, piler la glace et nettoyer partout à fond. En tout cas, Madeleine aimait bien François, et quand elle faisait un gâteau, ce qui était assez rare, elle lui en réservait toujours une part. Il n’avait jamais mis les pieds chez eux, bien que René l’eût plus d’une fois invité. Peut-être que, en vieux célibataire qu’il était, il ne se sentait pas à l’aise au sein d’un univers familial.
Madeleine était en train de faire un cake. En général, elle se lançait dans la pâtisserie surtout quand elle était contrariée. Réunir les ingrédients, chacune des petites étapes, mesurer, malaxer, battre, décorer, lui permettait de laisser ses pensées vagabonder. Aujourd’hui, elle était trop préoccupée et avait trop de soucis en tête. Certes, Charging Elk ne resterait pas longtemps chez eux – et plus tôt il partirait, mieux cela vaudrait –, mais elle s’inquiétait de la réaction des enfants face à ce sauvage. En outre, elle en voulait à René de les exposer à un tel choc quand ils rentreraient de l’école. Dieu merci, elle avait eu la présence d’esprit de les envoyer hier soir chez leur grand-mère, sinon, ils auraient sans doute eu des cauchemars toute la nuit. Madeleine se les imaginait très bien : des sauvages peinturlurés pourchassant en hurlant de monstrueux bisons ou, pire, de braves pionniers inoffensifs. Tandis qu’elle fouettait les œufs avec une férocité inhabituelle, elle songeait : Bon, Chloé pourra dormir à côté de moi, cette nuit. Quant à René, il couchera où ça lui plaira. Du moment que les enfants sont en sécurité.
Elle écarta d’un revers de main une mèche de cheveux qui lui tombait devant les yeux. Je vous en prie, Sainte Vierge, je vous en prie. Elle eut la surprise, et la colère, de voir une larme s’étaler à la surface de la pâte.
7
Franklin Bell, installé dans un petit fauteuil Empire inconfortable, regardait Agnès Devoe, la secrétaire du consul général, préparer le thé devant un buffet. Il avait l’impression qu’il se préparait quelque chose. C’était peut-être en raison de l’heure inhabituelle : quatre heures et demie par une après-midi sombre et pluvieuse de janvier. En temps normal, Archibald Atkinson quittait le consulat vers le milieu de l’après-midi, soit pour aller prendre le thé avec des officiels américains venus en visite, soit pour se
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