À La Grâce De Marseille
réussit à acquérir vingt-huit kilos de sardines, dix-sept kilos de rougets, un panier d’anchois et un poulpe – surtout pour la décoration. Il le paya trop cher, mais il partirait sûrement à la fin du marché, même s’il devait le battre un peu pour l’attendrir. Il acheta également ce qu’il put de calamars et d’oursins. Breteuil avait eu en partie raison : ce n’était pas à proprement parler rien, mais ce n’était pas non plus la profusion. René calcula qu’il avait juste assez de poisson pour tenir à peu près deux heures sur les quatre que durait le marché, c’est-à-dire à peine de quoi empêcher les gens du quartier – du moins les lève-tôt – de trop rouspéter. En temps normal, il vendait plus d’une centaine de kilos, mais il lui faudrait se contenter de ce que Dieu voulait bien lui accorder. Avant de partir, il s’approcha de La Martine et parvint à acheter à la criée un thon de douze kilos qu’il découperait en darnes. Pendant qu’il comptait ses billets, satisfait d’avoir quand même un assortiment de poissons à offrir, il chercha Charging Elk du regard. Dans l’excitation des enchères, il l’avait oublié. Il vit François se diriger vers la charrette, portant deux lourds paniers. Son employé avait pour mission d’acheter des coquilles Saint-Jacques et des moules à l’autre bout du quai, et à en juger par le poids des paniers sous lequel il ployait, il devait s’être plutôt bien débrouillé.
René finit par repérer Charging Elk. L’Indien aidait Breteuil à charger ses achats sur une charrette. Maudit soit ce Breteuil ! C’était une abomination au regard de Dieu avec ses manières efféminées et son arrogance. René savait par ouï-dire quel genre de faune le célèbre chef fréquentait. Une bande de dépravés, tous voués à l’enfer dans l’autre monde – mais dans ce monde-ci, ils étaient davantage qu’un simple objet de commérages : ils représentaient le mal incarné.
Après avoir payé le pêcheur, René se hâta d’aller poser le thon sur le panier d’anchois. Ensuite, courant presque, il se précipita vers la charrette de Breteuil. « Monsieur Breteuil ! Qu’est-ce que vous voulez à mon nouvel employé ? » Le cœur de René cognait dans sa poitrine. Il n’ignorait pas qu’il était sans doute plus énervé qu’il ne l’aurait dû. En fait, il se rendit compte qu’il était plutôt effrayé que réellement en colère. Charging Elk était pareil à un chiot. On pouvait le mener où l’on voulait en lui faisant miroiter la simple promesse d’une friandise. Il avait déjà un mince cigare fiché entre les lèvres.
« Il m’a proposé de m’aider, monsieur Soulas. Il m’a juste donné un petit coup de main. » Breteuil essuya ses lunettes avec un pan de sa veste. Il s’était mis à brouillasser et, instinctivement, René et lui levèrent les yeux vers le ciel. Tous deux parurent légèrement surpris de le voir si gris après le beau soleil d’hiver qui avait brillé la veille.
« Mais cela ne se fait pas, monsieur. Vous avez votre employé et vous n’avez pas à prendre le mien. » René eut un petit rire. Il se sentit soudain honteux de faire preuve d’une telle déférence envers ce dépravé. Il chercha à se reprendre : « Je ne veux pas que vous recommenciez, monsieur. Ce n’est pas dans les usages du quai des Belges. Regardez autour de vous. » Il montra d’un geste les hommes occupés à charger les charrettes.
Breteuil chaussa ses lunettes. « N’en faites pas toute une histoire, Soulas. Il était là, les bras ballants, aussi je lui ai simplement demandé de m’aider à porter mes achats. Mon employé avait été chercher des langoustines à l’autre bout. » Breteuil désigna l’extrémité du quai encore plongée dans la pénombre. « Je pensais qu’un peu d’exercice ne ferait pas de mal à votre Peau-Rouge. »
René ne l’écoutait déjà plus. Il prit Charging Elk par le coude pour le conduire vers ses paniers. « Il faut vous tenir à l’écart de cette créature. C’est un être malfaisant. Lui et ses semblables font leur proie des personnes naïves. Ce sont des suppôts de Satan, des démons envoyés par le diable qui induisent en tentation les jeunes gens de peu d’intelligence et de moralité…»
Charging Elk s’arrêta et dégagea son bras, puis il se retourna pour regarder Breteuil. Il trouva brusquement à qui celui-ci le faisait penser avec sa peau
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