À La Grâce De Marseille
rendre à une réception donnée par telle ou telle organisation française – ou encore pour regagner son bel appartement de la rue de la République. C’était un vieil homme d’aspect sympathique aux capacités physiques limitées par l’âge et l’embonpoint qui rentrait souvent de bonne heure à son domicile afin de retrouver sa femme qui souffrait de nombreuses allergies. Il avait un jour confié à Bell que le médecin leur avait conseillé d’aller vivre sous un climat sec, car Marseille était sans doute l’un des pires endroits au monde pour les personnes atteintes d’allergies – climat sec mais beaucoup de pollens en été, climat humide et venteux en hiver. Ravi par cette nouvelle, Bell en avait naturellement déduit que le vieil homme s’apprêtait à quitter Marseille, ou peut-être même à prendre sa retraite et à retourner aux États-Unis. Mais un an et demi plus tard, il était toujours là et Bell était toujours vice-consul.
Il éprouvait un sentiment comparable à celui qu’il avait éprouvé ce jour-là, une attente qui lui faisait battre le cœur. Comme il ne se passait pratiquement jamais rien au consulat en dehors du train-train quotidien, Bell avait appris à dominer ses espoirs et ses rares accès d’optimisme invariablement étouffés par la réalité des tâches routinières. Réprimant une grimace, il repensa à ses vains efforts en vue de conquérir l’adorable mais inaccessible Margaret Whiston. Il suivit des yeux Agnès qui posait une tasse de thé devant Atkinson.
Agnès, au moins, était quelqu’un à qui l’on pouvait se fier, fidèle comme un vieux cheval. Bien qu’elle n’eût que trois ou quatre ans de plus que lui, Bell la considérait comme une vieille fille, probablement parce qu’elle avait déjà assumé l’emploi de secrétaire auprès de trois consuls successifs sans avoir jamais manifesté le moindre signe d’attachement envers l’un d’entre eux – ou envers qui que ce soit, d’ailleurs. Elle était grande, maigre, raide comme un piquet, encore qu’elle possédât une luxuriante chevelure blonde qu’elle coiffait en chignon.
« Alors, Frank, où en sommes-nous avec les producteurs de chanvre ? » Le consul général, revenant des toilettes, était encore essoufflé. Bell estimait qu’il devait peser dans les cent vingt kilos. Son ventre débordait sur son pantalon, et avec sa petite tête au crâne rasé, son nez retroussé et ses doigts boudinés, on aurait dit un gros bébé rose affligé de rouflaquettes. Malgré son physique ridicule, il commandait le respect de tous ceux qui s’entretenaient avec lui au-delà de quelques minutes. À soixante-six ans, il avait l’esprit vif et pénétrant.
« Toujours au même point, répondit Bell. Monsieur Latrielle désirerait expédier le produit fini, mais les corderies de Boston ne veulent que la matière première. Pour le moment, nous sommes dans une impasse, mais nous nous efforçons de débloquer la situation. » Agnès posa une tasse de thé devant lui. Le dos de ses mains était sillonné de fines veines bleues et sa peau paraissait un peu plus cireuse – presque translucide – que dans son souvenir. « Merci, Agnès.
— Très bien, Frank. Il faut que nous parvenions à régler cette affaire le plus rapidement possible. Vous connaissez nos Irlandais, ils sont aussi têtus que les Marseillais.
— J’ai rendez-vous avec Latrielle demain à midi. J’ai l’impression qu’il est prêt à mettre un peu d’eau dans son vin, même s’il continue à soutenir qu’il n’est pas rentable d’expédier seulement la matière première. Je pense qu’il se livre à une ultime tentative. » Bell nota alors qu’Atkinson l’écoutait distraitement, ce qui ne lui ressemblait pas. Il se demanda si la santé de la femme du consul général ne se serait pas brusquement dégradée, et il fut une nouvelle fois empli d’un fol espoir auquel se mêlait cependant un léger sentiment de culpabilité. Il but une petite gorgée de thé afin de meubler le silence qui s’était instauré. Il s’attendait plus ou moins à entendre Atkinson prononcer une phrase du genre : « Je suis ici depuis trop longtemps, Frank. Il est temps pour moi de rentrer au pays, et je vous confie les clés de la maison. » Le moment était-il enfin arrivé ? Il jeta un coup d’œil à la dérobée sur Agnès qui, assise derrière le petit bureau, prenait des notes en sténographie.
En fait, Atkinson se borna
Weitere Kostenlose Bücher