À La Grâce De Marseille
donc été une sinécure, mais c’était là que Bell s’était rendu compte avec quelle facilité il aurait pu devenir l’un de ces zombis suffisants qu’il avait croisés tout au long de sa carrière au sein des services diplomatiques. Il y avait des pays, des climats qui semblaient encourager ce genre d’indolence, d’absence d’ambition, à n’importe quel âge, tandis qu’on se prélassait sur la véranda de quelque paradis lointain où les employés devenaient des domestiques et où, par les chaudes après-midi, les verres commençaient à défiler dès cinq heures.
Bell se permit un petit sourire en dépit de son désenchantement – il n’avait pas gravi les échelons comme il se l’était imaginé en rejoignant le corps diplomatique à sa sortie de l’université de Yale, encore que ce poste à Marseille marquât une étape dans la direction espérée. Il régnait dans cette ville une animation extraordinaire, des bateaux arrivaient, les cales bourrées de marchandises en provenance de tous les coins du monde, tandis que d’autres appareillaient vers de lointains pays, y compris l’Amérique. Depuis l’ouverture du canal de Suez une vingtaine d’années auparavant, Marseille était devenu l’un des plus importants ports d’Europe. Bell allait de temps en temps se promener sur les quais encombrés de tonneaux d’huile d’olive, de barriques de vin, de ballots de peaux tannées et de caisses de savon de Marseille qu’on chargeait à bord des bâtiments en partance. Il ne se lassait pas du spectacle de toute cette activité, et il désirait avec force rester ici quelques années de plus. Il se prêterait volontiers aux combines qui semblaient avoir usé le vieil homme. Lui, il possédait encore le brio nécessaire – ainsi que les connaissances à défaut de l’expérience – pour prendre la tête des affaires consulaires. Il suffirait qu’on lui donne enfin sa chance !
Dans la pénombre et le calme de la pièce aux riches lambris, éclairée par un unique lustre électrique suspendu au haut plafond, Bell demeura plongé dans sa rêverie. Il avait cependant conscience du grattement du crayon de la secrétaire qui lui paraissait davantage occupée à transcrire ses pensées qu’à remplir quelque tâche administrative. À l’idée qu’on puisse ainsi lire en lui, il revint à la réalité et fixa son regard sur le buste en plâtre de Benjamin Franklin qui, un peu plus d’un siècle auparavant, avait été le premier ambassadeur américain en France. Bizarrement, le crâne chauve familier et la frange de longs cheveux tombant sur le col de la redingote lui rappelèrent l’officine des cartomanciens sur la Canebière. Il avait en effet aperçu un buste dans la vitrine, juste devant les rideaux de velours rouge, mais ce n’était certainement pas celui de Benjamin Franklin.
Au moment où Bell se disait qu’on avait dû lui signifier sans qu’il s’en rende compte la fin de l’entretien, Atkinson fit tournoyer son fauteuil avec une énergie surprenante avant de reposer presque brutalement sa tasse sur la soucoupe. Bell sursauta.
« Si, si, Frank, nous avons un problème, déclara le consul général. Un sérieux problème. J’ai déjà envoyé quelqu’un – Horgan du service des affaires intérieures – à La Conception, et le médecin qui a signé ce papier… (Il pointa un index criblé de taches de rousseur sur le certificat de décès.)… lui a affirmé catégoriquement que l’homme décédé le 6 janvier était bien votre Indien, ce Charging Elk. »
Bell ne manqua pas de noter le « votre » Indien et la menace que cela impliquait : il était responsable de Charging Elk quoi qu’il arrive. Un frisson de peur lui parcourut l’échine. Il n’était cependant pas disposé à accepter les conséquences d’événements qui échappaient à son contrôle. « Il est clair que le médecin se trompe. Je vais aller le trouver. Nous savons parfaitement que c’est Featherman qui est mort le 6. » Bell avait utilisé le « nous » à dessein, afin de partager les responsabilités éventuelles. Mais il ne savait toujours pas où se situait le problème. Mon Dieu, qu’est-ce qui clochait dans cette affaire ?
« Vous ne comprenez pas, Frank, le médecin cherche à rattraper à tout prix sa connerie – excusez-moi, Agnès –, et il refuse d’admettre qu’il s’est trompé en signant le certificat de décès. Horgan m’a dit qu’il avait fait toute une
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