À La Grâce De Marseille
histoire, nous accusant de mettre en doute son honnêteté, son professionnalisme, et cetera. Il a pratiquement fichu Horgan dehors. » Atkinson émit de nouveau ce curieux gloussement qui ne semblait en aucun cas exprimer la gaieté. Bell était étonné de ne pas avoir remarqué cette manie plus tôt.
« Donc, aux yeux de notre bon docteur, de la ville de Marseille et de la République française, naturellement, Charging Elk est bel et bien mort. » Comme quelques instants plus tôt, le consul général joignit les mains devant son visage, puis regarda Franklin Bell droit dans les yeux : « Alors, que comptez-vous faire à ce sujet, Frank ? »
L’intéressé ne savait quoi répondre. Le consul avait l’air de vouloir lui faire endosser la responsabilité de l’intransigeance du médecin. Il se demanda ce qu’on pouvait lui reprocher : peut-être, à la rigueur, le fait que Charging Elk se soit évadé de l’hôpital. Je suppose que le vieux s’imagine que c’est aussi ma faute, se dit-il. C’est vrai que j’ai été rendre visite à l’Indien à l’hôpital en compagnie de notre officier de liaison français, mais comment aurions-nous pu savoir qu’il ne parlait ni anglais ni français ? Bell, les lèvres pincées, reporta son attention sur le buste de Benjamin Franklin. Bon sang ! songea-t-il. Si seulement j’avais pu communiquer avec Charging Elk. Si j’avais pu lui dire qu’il retrouverait bientôt la troupe du Wild West Show, il se serait sûrement calmé et n’aurait pas quitté ainsi l’hôpital. Mais comment aurais-je pu ? Et de toute façon, comment aurais-je pu empêcher le médecin de décréter que l’homme décédé à La Conception était Charging Elk et non Featherman ?
Un curieux mélange d’appréhension et de colère envahit le jeune vice-consul. Jamais il ne s’était trouvé dans une telle situation. Il se rappelait toutefois avoir entendu dire de la bouche de quelque vieil employé du consulat que Atkinson se sentait frustré qu’on ne lui eût pas offert une ambassade dans un pays digne de ce nom. Il possédait d’excellents états de service et ne s’était jamais attiré le moindre reproche. Au début, il avait gravi rapidement les échelons, mais il était maintenant coincé à Marseille où il finirait vraisemblablement sa carrière. On se moquait de lui parce qu’il paraissait ignorer que les nominations relevaient surtout de la politique. Bien peu parmi les diplomates de carrière – et encore moins parmi ceux issus des services consulaires – accédaient à la fonction d’ambassadeur. C’était un fait qu’on ne pouvait pas nier. Et Bell, mécontent de servir en quelque sorte de bouc émissaire, éprouvait un profond sentiment d’injustice.
Il se sentait d’autant plus déçu qu’il se considérait comme le protégé d’Atkinson. Il en avait davantage appris sur le métier au cours de ses trois premiers mois ici que durant les neuf années passées au sein des services diplomatiques. Certes, Atkinson et lui n’étaient pas devenus des amis intimes, mais on ne s’attendait pas à établir des relations de cet ordre avec son supérieur hiérarchique, et en particulier lorsqu’il y avait une telle différence d’âge. Bell pensait qu’il existait cependant entre eux un respect et une compréhension mutuels, et peut-être même quelque chose qui pourrait ressembler à des rapports entre un père et un fils, ou, du moins, entre un mentor et son élève. Sa désillusion n’en était que plus vive.
« Dois-je comprendre, monsieur, que je suis accusé de… comment dire… de manque de jugement ? De n’avoir pas respecté les procédures habituelles ? Mais enfin, pour autant que je le sache, Charging Elk est vivant, logé temporairement dans une famille française dans l’attente de pouvoir rejoindre la troupe du Wild West Show. Je suppose que les autorités de ce pays font ce qu’il faut pour lui procurer les papiers qui lui permettront de partir le plus tôt possible. Tout me paraît donc en ordre. »
Au cours du silence qui suivit sa déclaration, Bell entendit le crayon d’Agnès crisser sur le papier. Par l’un de ces curieux détours que prend parfois l’esprit dans les situations délicates, il songea soudain qu’elle devait être française. Devoe était bien un nom français, non ? Son anglais, toutefois, était impeccable. De plus, on n’aurait sans doute pas autorisé un ressortissant français à occuper un tel
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