À La Grâce De Marseille
son manteau, un coûteux pardessus noir en cachemire avec un col en peau de phoque. Il s’étudia un instant dans la glace à côté de la porte, puis coiffa sa tête chauve d’un chapeau melon qu’il inclina selon l’angle voulu. Il prit son parapluie au pied du porte-manteau et, s’appuyant dessus, jeta un regard à Bell dans le miroir. « Bonne nuit, Frank. Voyez ce que James pense de votre idée. Elle pourrait être intéressante, je dirais. » Il ouvrit la porte et s’arrêta sur le seuil. « À bientôt, Agnès. Mettez le certificat de décès dans le coffre, voulez-vous ? Et n’oubliez pas votre parapluie. Bonsoir, tout le monde. »
Bell regarda le consul s’éloigner dans le couloir désert. Le stuc gris acier des murs semblait plus froid que de coutume sous la pâle lumière dispensée par l’unique lustre. Il se tourna pour prendre congé d’Agnès qui était en train de ranger le bureau du vieil homme. Son visage étroit au nez en bec d’aigle ne trahissait rien. Dans sa longue jupe et son corsage à col montant, elle avait un côté maîtresse d’école, et Bell se l’imaginait très bien qui effaçait un tableau noir après le départ du dernier élève.
« Bonsoir, Agnès.
— Bonne nuit, Mr. Bell. » Elle ne s’interrompit pas dans sa tâche.
Bell resta quelques secondes immobile sur le pas de la porte, sans savoir exactement ce qu’il voulait. Son regard effleura le bureau, puis alla se poser sur les longs traits de pluie qui sillonnaient les hauts carreaux. Il se demanda ce qu’Agnès pensait lorsqu’elle prenait des notes au cours de réunions comme celle-ci. Admirait-elle la façon dont les hommes conduisaient les affaires consulaires ? Considérait-elle au contraire que tout cela était stupide et que les hommes étaient des idiots ? Et surtout, que pensait-elle de lui ? N’avait-il pas montré à quel point il avait l’esprit tortueux ? Brusquement, il attachait de l’importance à l’opinion qu’elle avait de lui.
Elle s’empara du certificat de décès et se dirigea vers le gros coffre-fort logé dans l’alcôve derrière la porte ouverte. Remarquant alors la présence du jeune homme, elle dit, sans manifester la moindre surprise : « Vous êtes encore là ?
— Oui, je réfléchissais…» Bell se tortura les méninges. « Il… il pleut. Voulez-vous que je demande à Robert de vous héler un fiacre ? »
Le platane avait disparu dans les ténèbres qui régnaient au-delà des fenêtres dégoulinantes de pluie, mais Bell s’imaginait presque sentir l’odeur de bois humide et de terre détrempée. Il avait l’impression d’avoir été humilié tout en ignorant pourquoi. Cette histoire, en définitive, ne relevait que des affaires consulaires habituelles. Alors pourquoi éprouvait-il ce sentiment ? Il guetta un moment la réponse d’Agnès, puis il partit au pas de course.
8
C’était l’une des rares journées relativement chaudes de la mi-mars. Charging Elk se roulait une cigarette devant le marchand de tabac du cours Saint-Louis. Le ciel au-dessus des platanes bordant la large avenue était tout bleu, débarrassé du brouillard par le vent du nord qui soufflait depuis trois jours. Moins d’une lune auparavant, Mathias lui avait appris que ce vent s’appelait le mistral. Le garçon avait gonflé ses joues, soufflé bruyamment, puis agité les doigts en montrant du linge qui claquait sur un fil tendu entre deux immeubles. « Mistral, avait-il dit. Le vent du nord. La bise. » Il avait renouvelé son étrange pantomime et répété à plusieurs reprises le mot « mistral » comme s’il s’agissait d’un être vivant. Charging Elk avait fini par le prononcer, et Mathias lui avait souri, une lueur de triomphe brillant dans ses grands yeux noirs.
Charging Elk n’avait plus guère fréquenté d’enfants depuis que Strikes Plenty et lui avaient décidé de quitter l’école de Pine Ridge pour la liberté du Bastion. Bien sûr, ils étaient encore eux-mêmes des enfants, tout juste âgés de quatorze hivers, mais il ne leur restait pas d’autre choix – du moins le pensaient-ils à l’époque – que de vivre en adultes. Ils ne voulaient pas devenir des wasicuns comme les autres jeunes de leur âge ou même comme leurs propres parents. Ils avaient donc grandi très vite au Bastion, aidés par quelques adultes qui leur avaient fourni un tipi et de quoi manger jusqu’à ce que Strikes Plenty ait pu « emprunter » un fusil
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