À La Grâce De Marseille
sentait pris de pitié pour lui, le jeune Français avait relevé la tête, affichant un large sourire. Puis, avec une petite moue, il avait simplement déclaré : « Fini. C’est dommage. »
Charging Elk, ravi de constater que son ami se remettait si vite de son chagrin d’amour, commençait à s’interroger sur lui-même. Il n’avait jamais été amoureux, n’avait jamais éprouvé les émotions mimées par Louis Granat. Avec Strikes Plenty, ils avaient souvent évoqué l’amour, mais ni l’un ni l’autre ne l’avait connu. Le jeune Indien se demandait à présent s’il trouverait un jour une femme à aimer, une femme avec qui avoir des enfants. Il se rendait compte qu’il ne pourrait jamais mener une existence normale dans cette ville, dans ce pays. Comment pourrait-il y rencontrer une femme qui serait heureuse auprès de lui ? Même Marie-Claire, celle qui tenait l’étal à côté de celui des Soulas, lui semblait inaccessible, alors que, pourtant, il savait très bien que les Français, qui en général ne se privaient pas de faire la cour aux jeunes femmes, ne la jugeaient pas séduisante. Personne ne flirtait avec elle et cependant, Charging Elk ressentait une pointe de regret quand, en compagnie d’un couple assez âgé qui apparaissait silencieusement vers la fin du marché, elle emballait ses fromages et se préparait à partir. Une autre pensée lui traversait alors l’esprit, qui ne contribuait qu’à le déprimer davantage : malgré leurs plaisanteries grossières sur les femmes, malgré les regards admirateurs dont les gratifiaient les spectatrices, malgré leurs vantardises, aucun des Indiens de la troupe n’avait seulement approché une femme française, pas même Featherman qui avait espéré fonder un foyer avec l’une d’entre elles et devenir français.
Aussi Charging Elk se résignait-il presque à vivre une existence privée de l’amour d’une femme. Il s’installa dans la routine : six jours de travail par semaine, déjeuner le dimanche midi chez les Soulas. Le soir, la plupart du temps, il descendait les escaliers à pic du Panier pour se rendre au Vieux-Port où il s’installait à l’une des petites tables rondes à la terrasse du Royal pour boire une anisette en regardant passer les jeunes femmes qui se promenaient bras dessus, bras dessous avec une amie ou un jeune homme qu’il enviait. De temps en temps, un geste ou un rire, une mèche de cheveux rejetée en arrière ou une ondulation des hanches faisaient naître en lui une bouffée de désir, mais lorsqu’il remontait les marches du Panier, il ne ressentait plus qu’une calme et pesante solitude.
Louis Granat et lui continuèrent à travailler ensemble jusqu’au jour où, juste avant l’heure de partir, l’un des patrons prit le jeune Français à part. Charging Elk les observa du coin de l’œil, inquiet à l’idée qu’on puisse réprimander ou renvoyer son ami, mais au sourire qui éclaira soudain le visage de celui-ci, il devina que le lendemain Louis Granat ne serait plus à ses côtés pour alimenter les chaudières. Une semaine plus tard, il apprit que le jeune homme avait été transféré dans l’atelier où l’on découpait les plaques de savon pour en faire des pains – l’un des postes les plus convoités de la fabrique. Ils se croisaient de temps en temps, mais se montraient un peu cérémonieux. Le nouveau chauffeur, un Turc, n’ouvrait pas la bouche.
Charging Elk faisait ce travail depuis huit mois. Il ne lui avait pas été facile de quitter l’univers des Soulas, mais il s’était rendu compte qu’il devenait pour eux comme un enfant, lui qui avait vécu en homme son adolescence, indépendant et libre de toute autorité. Quand il annonça à René qu’il désirait habiter seul et avoir un travail à lui, le marchand de poisson resta un long moment silencieux. À vrai dire, Charging Elk désirait surtout pouvoir tranquillement se chercher une femme. Il se plaisait en la compagnie de Marie-Claire, et il n’avait pas mis longtemps à oublier qu’elle boitait et que sa figure était marquée des séquelles de la maladie des croûtes blanches. Il aimait la regarder plaisanter avec les clientes, parfois les gronder, parfois rire de concert avec elles, parfois les deux en même temps. Ils échangeaient des cigarettes, elle lui apprenait les noms des fromages et lui donnait de petits morceaux découpés dans les grosses meules. René avait dit en blaguant qu’elle devait
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