A l'ombre de ma vie
j’aurais vraiment aimé le voir à la barre, celui-là.
Mais il ne viendra jamais, le secrétaire du tribunal a dit qu’il était mort
quelques jours plus tôt. Il a été victime d’un accident.
— C’est bon, dit Horacio, on peut fermer le dossier. On
va à la sentence, tu vas sortir libre. J’en suis sûr à quatre-vingt-quinze
pourcent.
C’est bête mais je n’arrive pas à me mettre dans la tête
qu’il a raison. Ou peut-être que je pense un peu trop aux cinq pourcent qui
restent. On vient de passer le deuxième anniversaire de mon arrestation, il
fait de nouveau très froid et je n’irai plus au tribunal. Désormais, je dois
attendre ici en rêvant qu’un jour la divine nouvelle m’arrivera – je ne sais
comment, d’ailleurs. Je réussis à savoir que ce sera un vendredi, c’est déjà
ça. Alors, je m’imagine un vendredi, ce sera la nuit – forcément, puisque ce
sera la liberté et que les détenus sont remis en liberté la nuit – et je me
vois dans un avion, rentrant en France…
Les semaines passent comme ça. Un jour, mon frère vient me
rendre visite et me raconte que quelqu’un, à l’ambassade, lui a conseillé de
prendre un billet d’avion, parce que la sentence est pour bientôt et que tout laisse
croire que je serai relaxée. Il y a toujours des gens qui en savent plus que
d’autres, dans ces cas-là. Et toujours, on a envie de les croire, parce que
c’est exactement ce qu’on a envie d’entendre. Et puis, venant de l’ambassade,
tout de même…
Quelques jours plus tard, le 25 avril, on vient me chercher
dans ma cellule. « Visite juridique. » Cela signifie que je dois
descendre, que quelqu’un veut me parler, de la prison ou d’ailleurs. Je
descends dans la pièce où se tiennent les réunions de la direction, par exemple
les conseils de discipline, et je trouve un type plutôt indifférent avec des
papiers à la main.
— Je dois vous communiquer votre sentence.
Un large sourire me vient, sans même que je le décide. Mon
cœur bat à tout rompre et je le regarde, ce type, plus que je ne l’écoute,
comme si je savais ce qu’il allait dire et que maintenant qu’il était là, le
plus dur était fait. Je suis comme sur un nuage, je n’arrive pas à y croire
vraiment. Mais j’entends des phrases qui ne vont pas avec cette excitation que
j’ai tant de mal à contrôler et je dois faire un effort pour revenir à lui, à
ce qu’il lit, et me faire violence pour admettre ce que j’ai entendu. Il a bien
dit : « Vous avez été reconnue pleinement responsable d’arrestation
et séquestration sur plusieurs personnes. »
Et maintenant, le voilà qui énumère :
— Ezequiel Elizalde : vingt ans. Cristina Rios
Valladares : vingt ans. Cristian Hilario : vingt ans…
Je suis pétrifiée. Tout se bouscule dans ma tête et je n’en
suis même plus à la déception, par rapport à ce que j’avais osé espérer après
le message de mon frère. Tout simplement, je n’assimile pas ce qui m’arrive.
Même dans mes pires moments de désespoir, quand j’imaginais une condamnation,
ce n’est pas du tout à cela que je pensais. Ce type est là, en face de moi,
dans cette salle d’où on entend les cris des autres détenues qui s’interpellent
ou s’invectivent dans les couloirs, et cette vie qui continue sans moi
m’échappe complètement. Je ne touche plus terre, en fait. J’ai très peur, c’est
sûr, mais je ne peux pas pleurer puisque je ne comprends pas. Je pose la
question la plus bête qui soit :
— Mais cela fait combien, en tout ?
Alors il compte, presque négligemment :
— Vingt, quarante, soixante, quatre-vingts…
Quatre-vingt-seize.
Je ne l’ai même pas vu partir. Je suis toute seule,
maintenant, dans cette pièce claire qui me paraît soudain immense, irréelle, et
je ne réalise toujours pas. Tout est bloqué. Mes larmes, mes espoirs, ma simple
faculté de comprendre ou de me rendre compte, ma vie aussi. Tout. Je sors de la
pièce, je suis le couloir, automatiquement, et au téléphone mural, à quelques
mètres, je mets ma carte pour appeler Horacio.
C’est Florence, je viens d’être sentenciée.
— Ah ! Alors ?
— Quatre-vingt-seize ans.
Il ne me croit pas. Je sens bien que ce n’est pas du cinéma,
qu’il ne me croit vraiment pas, mais cela ne m’amuse pas. Et encore moins quand
il lâche, sans doute machinalement, parce qu’il est lui aussi abasourdi, que
c’est une blague, que ce n’est pas
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