A l'ombre de ma vie
possible.
— Vous croyez que je m’amuserais à blaguer avec
ça ?
— Cette fois, il a compris :
— Je viens demain matin à la première heure.
J’ai déjà raccroché et je continue mon chemin.
Je suis une autre, à cet instant. Ce n’est pas moi, ce n’est
pas possible. Ce détachement, cette lenteur dans mes pas, dans mes gestes,
alors que mon cœur bat à cent à l’heure, que mon front est trempé, ça ne colle
pas du tout. C’est mon corps mais ce n’est pas moi qui monte, qui entre dans ma
cellule et qui commence à ouvrir mes sacs. Oui, j’étais allée jusque-là,
presque sans m’en apercevoir : petit à petit, j’avais fait mes valises,
enlevé les cadres aux murs de la cellule, rangé les vêtements que je ne porte
pas souvent, mes papiers, mon dossier que je ne voulais plus ouvrir. Et
maintenant, par gestes lents, machinalement, je me vois sortir tout cela des
sacs et tout remettre en place. Les cadres, les vêtements, les papiers. On
dirait que mon corps a compris plus vite que mon esprit ce qui vient d’arriver
et qui ne parvient toujours pas à emplir ma tête. Je suis toujours bloquée. Ça
doit être ça, un état de choc. Et ça dure : le soir je me couche sans
avoir dit un mot, sans avoir rien analysé, sans avoir versé une larme.
Et toute la nuit, je reste les yeux ouverts, incapable de
dormir ou de pleurer. Incapable de penser à autre chose qu’à ce chiffre qui ne
signifie vraiment rien, pour moi : quatre-vingt-seize ans de prison.
Le matin, j’ai envie de parler. De hurler, même. J’ai envie
qu’on m’écoute enfin, qu’on s’occupe de moi, et c’est comme si deux ans et demi
de frustration me donnaient d’un seul coup le besoin d’exploser. Deux ans et
demi que mes deux avocats me disent que je dois me taire, surtout ne pas faire
de bruit autour de mon cas pour ne pas indisposer le tribunal. Le voilà, le
résultat ! Ce matin, ce n’est toujours pas le chagrin qui me vient, mais
la révolte. J’ai besoin de pousser un cri. Je vais au téléphone et j’appelle
Jacques-Yves Tapon. Je lui dis :
— Ma sentence, c’est quatre-vingt-seize ans.
Tout d’un bloc, sans le prévenir. Il a dû avoir un choc, lui
aussi. Il lui faut quelques instants. Moi, j’ai déjà commencé à parler, à me
lancer dans une sorte d’appel au secours, et soudain, comme s’il venait de
réaliser :
— Attends, j’enregistre.
Rien n’est préparé, évidemment, mais c’est un véritable coup
de gueule que je pousse là. Il me pose une seule question :
— Qu’attendez-vous, maintenant ?
J’en ai assez, je suis tellement remontée. Ce que je
veux ? Qu’on s’occupe enfin de moi. Que quelqu’un ouvre mon dossier, qu’on
s’intéresse à tout ce qu’il y a dedans et que quelqu’un, enfin, sorte toutes
ces invraisemblances, tous ces mensonges, et tout ce qui prouve mon innocence.
Je veux que Nicolas Sarkozy s’en mêle aussi. Je ne sais pas pourquoi, je
n’avais jamais pensé à lui jusque-là, mais cela me vient tout seul. J’ai
l’impression maintenant qu’il va falloir qu’on m’aide, et que cela vienne de
très haut, si je veux avoir une chance de m’en sortir. Nicolas Sarkozy !
Et pourquoi pas ? Je suis innocente. Un pays comme la France laisse-t-il
une innocente en prison, toute sa vie, sans lever le petit doigt ?
C’est tout ce que je n’avais jamais osé dire, et même pas
penser, depuis que je suis en prison, parce qu’on m’a toujours ordonné de me
taire. Je n’imagine pas un seul instant que Nicolas Sarkozy finira par entendre
mon message, mais tout sort comme ça et Jacques-Yves me laisse parler. C’est
sans doute à ce moment-là, tout en lui parlant, que je réalise enfin.
Quatre-vingt-seize ans ! Et ce n’est pas le chagrin ni l’abattement qui
m’envahissent, mais la rage. C’est tellement énorme. Tellement injuste.
Quatre-vingt-seize ans ! C’est plus qu’une vie. Et moi, j’ai déjà
trente-trois ans.
Ce jour-là, c’est un samedi. Je ne sais même plus si j’ai
appelé mes parents la veille. Je ne me souviens de rien. Mais quand j’ai ma
mère au téléphone, tout de suite après Jacques-Yves, elle a déjà pris des
dispositions. Elle a prévenu Thierry Lazare, le député du Nord. Ils s’étaient
rencontrés quelques mois plus tôt et il avait proposé de les aider, si c’était
possible, alors ils n’ont pas hésité. Et lui n’a pas traîné : ma mère
m’annonce qu’ils seront reçus à
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