À l'ombre des conspirateurs
noir, comme à l’unique responsable de tous les événements récents, puis parut se calmer.
— Alors ? Qu’avez-vous de nouveau à m’apprendre ?
Je laissai à Anacrites le subtil plaisir de débiter des mensonges au maître du monde.
— Nous accomplissons beaucoup de progrès, Cæsar, affirma-t-il avec beaucoup d’assurance.
Il donnait une telle impression d’efficacité que je sentis mon estomac se révolter.
— Vous avez trouvé des preuves ?
— Une dénonciation de Pertinax par son ex-épouse.
À l’entendre claironner ce que je lui avais confié à propos d’Helena Justina, la rage me saisit. Je n’eus pas besoin d’intervenir.
— Laisse la fille de Camillus en dehors de ça !
Je n’avais pas jugé bon d’informer Anacrites que Vespasien et Camillus étaient très proches. Et comme il n’avait pas pensé à me le demander…
— Très bien, reprit l’espion en changeant de ton. Après Néron, les empereurs n’ont pas fait long feu. Ces âmes mal conseillées n’ont pas su évaluer ta capacité à durer.
— Ils auraient préféré un prétentieux vantant ses nobles ancêtres ! commenta Vespasien d’un ton caustique.
— Avec une petite touche de folie, ajoutai-je. Pour donner davantage confiance au Sénat !
Vespasien pinça les lèvres. Comme la plupart des gens, il estimait que mes positions républicaines révélaient un cerveau un peu fêlé. Il s’ensuivit un moment difficile. Finalement, l’empereur déclara :
— Ce que je n’accepterai jamais de pardonner, c’est que ces traîtres ont essayé de suborner mon plus jeune fils !
Difficile d’imaginer des conjurés sérieux envisageant de faire du jeune Domitien Cæsar, âgé de 20 ans, un empereur-marionnette dont ils tireraient les ficelles. Évidemment, pour Domitien, doté d’un frère aîné viril, l’idée d’usurper sa place en bousculant l’ordre naturel avait dû paraître très attrayante.
Anacrites et moi gardions prudemment nos regards fixés sur le sol. Le travail en était d’ailleurs remarquable et de bon goût. Il s’agissait d’une mosaïque d’Alexandrie ornée d’un immense motif méandrique noir et crème.
— Vous ne pouvez pas me reprocher de défendre les miens ! insista le père aimant.
Nous nous contentâmes de hocher la tête d’un air accablé. Il n’ignorait pas notre jugement sur Domitien Cæsar : un bien triste individu ! Jamais Vespasien ni son fils aîné Titus ne critiquaient Domitien en public, n’osant pas même lui jeter un regard sévère – mais d’après moi, ils le secouaient sérieusement en privé.
Le fait qu’Atius Pertinax ait été en cheville avec le précieux fils de l’empereur obligeait Anacrites à manipuler ses papiers à l’aide de pincettes d’argent. Nous avions reçu l’ordre de Vespasien de détruire sur-le-champ tout ce qui pouvait impliquer son impérial rejeton.
— Ça suffit ! s’exclama-t-il. Le complot est déjoué, oublions-le. Rome devra s’accommoder de moi ! Mon prédécesseur a abdiqué de bonne grâce…
Une façon assez personnelle de voir les choses.
L’empereur Vitellius avait été massacré par la foule du Forum, ses légions s’étaient rendues, et sa fille avait été rapidement mariée. Vespasien lui avait constitué une énorme dot, suffisante pour occuper son mari durant des années, le temps de la compter.
De fort méchante humeur, Vespasien aspirait bruyamment de l’air entre ses dents serrées.
— Ce fiasco me laisse avec quatre sièges vides au Sénat, finit-il par dire. Les règles sont claires : les sénateurs doivent résider à Rome ! Faustus Ferentinus est parti pour la Lycie en bateau, afin de boire du julep avec une vieille tante. Je lui ai accordé la permission, par déférence pour elle. (Il ne fallait surtout pas se méprendre sur le respect de Vespasien pour les vieilles dames. Son apparence bonasse dissimulait une volonté de fer, toujours prête à se manifester.) Gordianus et son frère Longinus sont partis faire retraite dans un temple, et Aufidius Crispus prend le soleil sur son navire de plaisance dans la baie de Naples. Si tout le monde célèbre mon accession en abandonnant la vie publique, annonça Vespasien, je ne ferai aucune objection. Mais les sénateurs ont des comptes à rendre ! J’ai rappelé à Rome Curtius Longinus pour me fournir une explication. Je serai sans doute obligé de lui accorder « une faveur qu’il ne pourra pas oublier »…
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