À l'ombre des conspirateurs

mariage, c’est elle qui a demandé le divorce.
    — Vraiment ? s’exclama Anacrites avec un sourire moqueur.
    Il se piquait d’en savoir plus sur les gens qu’eux-mêmes. Néanmoins, dans ce cas précis, j’étais prêt à parier que je connaissais mieux que lui l’ancienne femme d’Atius Pertinax. Quinze jours auparavant, elle n’avait pas hésité à séduire un citoyen du nom de Falco, qui n’avait pas su lui résister. Les yeux dans le vague, je poursuivis :
    — J’ai rencontré Pertinax une fois.
    — Dans le cadre de ton travail ? Il était comment ?
    — Le décrire poliment est au-dessus de mes forces. Je dois d’abord me resservir un peu de vin !
    Cette fois, il m’imita. Se prétendant plus civilisé que tout le monde, Anacrites mettait de l’eau tiède dans son vin. Je le regardai incliner, d’un mouvement du poignet très étudié, un pichet serti de joyaux. Il compta pratiquement toutes les gouttes qui en tombaient, puis fit tournoyer sa coupe pour obtenir un mélange homogène. En ce qui me concernait, je préférais boire l’eau dans un gobelet à part. Un tout petit gobelet.
    Il me fallut avaler plusieurs gorgées de vin avant de trouver le courage de dire :
    — Un type dangereux. Un véritable requin ! Quand nos chemins se sont malencontreusement croisés, il était déjà édile, assistant d’un magistrat de district. Pertinax m’a fait arrêter sous un faux prétexte, et j’ai été salement tabassé par ses sbires dévoués. Ils sont ensuite allés dévaster mon appartement, en démolissant tous mes meubles.
    — Tu as porté plainte ?
    — Contre un sénateur ? ricanai-je. Avec une bonne chance que le magistrat soit son oncle et me flanque en prison pour outrage à la cour ?
    — Alors, pour te venger de cet édile qui a levé son bâton sur toi, suggéra Anacrites, tu farfouilles dans ses souvenirs de Macédoine et bois son vin…
    — Je ne vois là qu’une espèce de justice, affirmai-je en tenant avec précaution la délicate spirale blanche qui constituait le pied de ma coupe.
    — Donc, tu avais rencontré Pertinax… commença-t-il d’un ton dubitatif. (D’après la seule expression de ses yeux, je devinai ce qui allait suivre.) Le bruit court que tu n’es pas un inconnu pour sa femme.
    — J’ai travaillé pour elle. Tempérament emporté et grands principes, pas du tout ton genre, l’insultai-je posément.
    — Elle s’est donnée à toi ?
    — Tu plaisantes ! Une fille de sénateur… Moi je pisse dans le caniveau, je me gratte le cul en public, et je me suis même laissé surprendre en train de lécher mon assiette.
    — Elle ne s’est jamais remariée. Et si leur divorce était uniquement pour la galerie ?
    — Tu fais fausse route, Anacrites. Pertinax a été arrêté sur dénonciation de son ex-femme.
    — Personne n’a jugé bon de m’en informer ! s’exclama-t-il d’un air écœuré. Je m’apprêtais justement à aller l’interroger.
    — Je te souhaite bonne chance ! ironisai-je.
    — Pourquoi l’a-t-elle dénoncé, d’après toi ? Vengeance ?
    Sa question était logique. Néanmoins, je ne pus m’empêcher de me dresser sur mes ergots :
    — Raisons politiques : sa famille soutient Vespasien. Elle n’avait pas prévu qu’une fois Pertinax en prison, ses bons copains l’étoufferaient pour l’empêcher de parler.
    L’espion fit la grimace. Il savait comment, dans une discrète cellule de prison, ses confrères s’y prenaient pour extorquer des aveux à quelqu’un.
    — Alors, Pertinax Marcellus, ave et adieu ! s’écria Anacrites dans une parodie de déférence.
    Personnellement, je préférais trouver mon chemin seul dans le Styx, plutôt que d’affronter Hadès avec la bénédiction du chef espion de l’empereur…
    Le moment était venu pour Anacrites d’aller faire son rapport à Vespasien.
    — Quelle est ta conclusion, Marcus Didius Falco ?
    — On va s’imaginer que je veux régler de vieux comptes avec Pertinax.
    Quand Anacrites se leva pour partir, je me hâtai de lui emboîter le pas. Nous sortîmes sans bruit, laissant Momus profondément endormi.

7
    Une chaude nuit de mai. Un amas d’étoiles paraissait suspendu au-dessus de la double crête du Capitole. Nous nous attardâmes quelques instants sur le seuil à humer l’air. Une odeur de saucisses grillées réveilla brusquement ma faim. On pouvait entendre de la musique au loin, et des rires d’hommes qui n’avaient pas