Abdallah le cruel
voir.
Faisant fi de toute prudence,
Mohammad s’exclama :
— Tu as raison. C’est bien moi
et si je suis ici, c’est parce que mon père est mort. Que Dieu le garde dans Sa
gloire !
— Par Dieu, rétorqua le
portier, l’affaire est grave !
Reste ici car tu ne franchiras pas
cette porte tant que je ne saurai pas la vérité.
Après un long moment, le portier
revint. Il s’était entretenu avec les eunuques qui l’avaient informé de leur
décision. D’une grande piété, cet homme tenait Abdallah pour un débauché et un
hérétique. Aussi dit-il à son frère aîné :
— Entre. Que Dieu te soit
propice à toi et à tous les Musulmans sur lesquels tu régneras !
Une fois dans la place, Mohammad
prit toutes les dispositions nécessaires. Tarub fut consignée sous bonne garde
dans une aile éloignée du palais et les compagnons d’Abdallah arrêtés. Leur
maître, lui, trop ivre pour se rendre compte de ce qui se passait, fut
transporté, inconscient, en pleine nuit jusqu’à al-Rusafa. Au petit matin,
lorsque les dignitaires et les fonctionnaires arrivèrent, ils furent conduits
jusqu’à la grande salle d’audience et prêtèrent allégeance au nouvel émir,
alors qu’en ville, la foule laissait éclater sa joie. Ibn Abd al-Salim craignit
d’être puni pour sa conduite de la veille et préféra s’enfuir. Il fut
appréhendé alors qu’il tentait de quitter l’Alcazar et conduit devant le
souverain. Il s’attendait à être exécuté sur-le-champ, mais reçut une grosse
somme d’argent et les félicitations de l’émir :
— Tu as agi sagement hier au
soir car tu n’as songé qu’à une seule chose, la sécurité de mon père. Cela
montre que tu es digne de confiance. Tu es donc maintenu dans ta charge et
j’espère que tu te montreras toujours aussi scrupuleux et prudent !
Parvenu au pouvoir par cet
extraordinaire concours de circonstances, Mohammad, alors âgé de trente ans,
savait qu’il devait le trône à sa piété et à son rigorisme. Ses sujets non
Musulmans avaient salué avec allégresse son avènement, persuadés qu’il ferait
preuve du même esprit conciliant que son père. Ils déchantèrent rapidement. Les
foqahas de Kurtuba firent pression sur le monarque pour qu’il mette fin
immédiatement à ce qui constituait, à leurs yeux, un véritable scandale :
la présence, parmi ses proches conseillers, de nobles et de fonctionnaires
chrétiens qui avaient l’outrecuidance de donner des ordres à des
Musulmans ! Les intéressés furent convoqués et placés devant un choix
douloureux : se convertir à l’islam ou renoncer à leurs positions et à
leurs privilèges. En fait, un seul homme était visé, Cornes, comte des Chrétiens.
Cet aristocrate wisigoth faisait fonction, depuis des années, de chancelier et
de responsable du secrétariat d’Abd al-Rahman. Cette position, qui le mettait
en contact quotidien avec le souverain, lui avait valu bien des inimitiés et
des jalousies. Il n’était pas homme à monnayer ses faveurs et refusait de
mettre en avant des solliciteurs qu’il jugeait indignes d’exercer les postes
qu’ils briguaient. De surcroît, très économe des deniers publics, il opposait
une fin de non-recevoir à toutes les demandes de pensions ou de gratifications,
lorsqu’elles ne lui paraissaient pas justifiées. Les membres de sa propre
famille n’étaient pas les derniers à se plaindre de sa sévérité. Bon nombre de
Chrétiens estimaient qu’il les défavorisait à dessein, de peur d’être soupçonné
de protéger ses coreligionnaires.
En fait, Cornes aimait passionnément
son métier et avait une très haute idée du service de l’État. C’était sa seule
passion et il s’y consacrait jour et nuit. À tel point qu’il ne se préoccupait
guère de la gestion des vastes domaines hérités de son père, pour le plus grand
profit de ses intendants, bien moins scrupuleux que leur maître. Quand il eut
connaissance de l’édit de Mohammad, il n’hésita pas un seul instant.
Contrairement à la plupart de ses collègues, il décida d’abjurer. Le jour de
l’entrée en vigueur de la nouvelle mesure, il se présenta au palais, muni d’un
certificat du grand cadi de Kurtuba attestant que lui et les siens avaient
prononcé la chahada , la profession de foi rituelle : « Il n’y
a pas d’autre Dieu que Dieu, et Mohammad est Son envoyé ! »
Son principal rival, Hashim Ibn Abd
al-Aziz, qui rêvait de prendre sa place,
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