Abdallah le cruel
Dieu ! Il lui fallait donc
frapper un grand coup pour rétablir son autorité. Il se résigna donc à se
contenter de la version d’Ibrahim Ibn Hadjdjadj. Abdallah combla le chef arabe
de cadeaux puis lui annonça d’un air narquois que, pour manifester son
affection et sa reconnaissance à la loyale population d’Ishbiliyah, en
particulier à ses sujets arabes, il avait décidé de nommer comme wali son
propre oncle, Hisham, fils d’Abd al-Rahman II, un vieillard réputé pour sa
sagesse et sa générosité.
Le nouveau gouverneur reçut un
accueil triomphal lors de son entrée dans la ville. La foule se pressait dans
les rues et il mit plusieurs heures avant d’atteindre le palais où les
principaux notables de toutes les communautés l’attendaient pour lui présenter
leurs respects. Au premier rang de ceux-ci se trouvait Mohammad qui avait pu
regagner sa résidence après son séjour forcé chez l’évêque de la cité. Il
s’avança, d’un air joyeux, pour saluer son parent quand l’assistance, stupéfaite,
entendit Hisham prononcer ces mots incroyables :
— Gardes, saisissez-vous du
prince héritier ! Il est en état d’arrestation pour haute trahison. Dès
demain, il sera conduit à Kurtuba pour répondre de ses crimes.
Chapitre VI
Depuis son arrivée à Kurtuba, le
prince héritier était enfermé au secret au Dar al-Bagiya, la prison du palais.
Il n’avait opposé aucune résistance au cours de son arrestation. Au début, il
avait cru même à une plaisanterie d’un parent facétieux et c’est quand on
l’avait chargé de lourdes chaînes qu’il avait réalisé la gravité de la
situation. Mohammad ne comprenait pas les raisons qui avaient poussé son père à
se venger aussi cruellement sur lui de l’affront que lui avait infligé la
population d’Ishbiliyah en refusant de se soumettre et en massacrant le wali
Umaiya Ibn al-Ghafir al-Khalidi. Il avait toujours servi loyalement l’émir même
quand il était en désaccord avec ses ordres. Il était suffisamment intelligent
pour avoir remarqué qu’Abdallah jouait un double, voire un triple jeu, prenant
un malin plaisir à dresser ses sujets les uns contre les autres, privilégiant
tantôt les Arabes, tantôt les muwalladun, et n’hésitant pas à s’allier au
besoin avec un brigand tel Omar Ibn Hafsun. Cette politique louvoyante heurtait
sa conscience et le troublait. Jamais cependant il ne s’était ouvert de ses
doutes à ses proches, encore moins au gouverneur qu’il craignait plus qu’il ne
le respectait. Contraint de se réfugier chez l’évêque de la ville, Mohammad
s’était muré dans le silence, répugnant à discuter des affaires de l’État
devant des dhimmis dont il appréciait pourtant l’hospitalité, la générosité et
la loyauté.
À la manière dont il était traité,
il devinait que ses ennemis à la cour lui vouaient une haine farouche. Ses
conditions de détention étaient très dures. Il était enfermé dans un cachot
humide, situé dans le sous-sol de la prison. Ses geôliers demeuraient
obstinément muets, à l’exception d’un seul, un Berbère, Youssouf Ibn Tarik,
dont il ne parvenait pas à deviner s’il compatissait sincèrement à ses malheurs
ou s’il obéissait aux consignes de ses supérieurs. L’homme lui avait expliqué,
en prenant mille précautions, de peur qu’on ne l’aperçoive discuter avec le
prisonnier, que le maire du palais, Abd al-Rahman Ibn Umaiya Ibn Shuhaid, avait
convoqué les gardes. Il leur avait révélé l’identité du captif qu’ils auraient
la charge de surveiller et leur avait interdit de communiquer avec lui. À la
fin de leur service, ils étaient fouillés par la relève afin de s’assurer que
Mohammad ne tentait pas de faire passer des messages à l’extérieur. Leurs
propres familles avaient été prises en otages et conduites à al-Rusafa. Le
hadjib les avait prévenues qu’elles seraient exécutées si l’un d’entre eux ne
se pliait pas aveuglément à ses consignes.
Youssouf Ibn Tarik lui avait fait
ces confidences par bribes et le prince héritier, faute de mieux, s’était
résigné à lui accorder sa confiance. Il se surprenait même à plaindre
sincèrement le garde et ses compagnons. Leur position n’était pas facile. Ils devaient
le traiter durement. Ils n’ignoraient pas cependant que, s’il était innocenté,
il monterait un jour sur le trône et pourrait alors chercher à se venger de ses
persécuteurs et de leurs
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