Abdallah le cruel
Après avoir entendu les mots « méchanceté vient mal après
la foi que vous professez », l’émir avait hoché la tête et certains
avaient cru voir des larmes couler sur son visage. C’était fort improbable car
il n’était guère enclin à la pitié et ne prenait ses décisions qu’en fonction
de ses intérêts. Reste que savoir son fils retenu comme otage involontaire
était plutôt contraire à sa dignité. Cédant aux objurgations de son aîné, il
fit savoir au fugitif qu’il pouvait regagner Kurtuba et qu’il ne lui serait pas
tenu rigueur de son acte d’insubordination. Il devrait cependant indemniser la
famille de l’homme tué par son serviteur et ce fut là sans doute le plus
pénible pour lui. Mutarrif était d’une avarice sordide et il tergiversa
longtemps avant de se résoudre à verser la somme convenue.
Loin d’être reconnaissant à Mohammad
de son plaidoyer, il redoubla de haine envers lui. Il était persuadé que le
prince héritier avait agi de la sorte uniquement pour lui montrer qu’il avait
d’ores et déjà, sans être monté sur le trône, pouvoir de vie et de mort sur
tous ses sujets, du plus humble au plus noble. Mutarrif ne fut donc pas
mécontent de voir son demi-frère partir pour Ishbiliyah tandis que lui
continuait à mener une existence oisive avec les vauriens qui composaient son
entourage. C’est alors qu’il conçut un plan diabolique pour perdre son rival.
Quand il avait quitté Bobastro, Omar Ibn Hafsun lui avait offert un lot
d’esclaves et de serviteurs. Parmi eux, se trouvait Valério, un moine fait
prisonnier lors d’une saifa, réputé pour ses qualités de calligraphe. Depuis sa
capture, ce moine s’était fort bien accommodé de sa situation. Quand les
supérieurs de son couvent avaient offert de le racheter, il avait refusé d’être
libéré. Il préférait rester esclave plutôt que de retourner chez les Chrétiens.
Il avait expliqué au chef muwallad que, fils cadet d’une famille noble, il
avait été obligé par les siens d’adopter l’habit monastique pour lequel il
n’éprouvait aucun attrait. Il aimait les femmes, la bonne chère et l’aventure.
Il s’était morfondu, des années durant, à débiter des oraisons et à recopier
des textes sacrés qui le faisaient bâiller d’ennui.
À Bobastro, il avait gagné
rapidement la confiance du seigneur du lieu et, ayant appris très vite à
parler, à lire et à écrire l’arabe, il lui servait de secrétaire. Sa
malhonnêteté était proverbiale. Il n’avait pas son pareil pour forger de faux
ordres de réquisition de grains et de bétail et s’était de la sorte enrichi
spectaculairement. Il prenait soin également de faire profiter de ses larcins
les fils de son maître. Averti de ses malversations, celui-ci veillait à ce
qu’il ne dépasse pas certaines limites. Un jour, Valério tenta d’acheter, très
cher, son affranchissement. Il voulait prendre femme et guerroyer. Omar Ibn
Hafsun se moqua de lui :
— Tu m’as supplié de ne pas
accepter la rançon réunie par les tiens. Tu m’as alors affirmé que tu préférais
rester esclave. Je t’ai accordé cette faveur bien que tu m’aies fait perdre une
grosse somme d’argent.
— Je t’en offre maintenant le
triple.
— C’est le montant de tout ce
que tu m’as volé.
— Tes fils en ont largement
profité et toi aussi.
— C’est bien la raison pour
laquelle je n’ai pas envie que tu me quittes. Tu m’es trop précieux. De plus,
te connaissant, je sais que tu t’empresserais de livrer tous mes secrets à
l’émir. Tu resteras mon prisonnier.
Valério s’était fait remarquer de
Mutarrif. Au premier coup d’œil, les deux hommes s’étaient jaugés et reconnus.
Ils appartenaient à la même espèce. Aussi perfides, malhonnêtes et déloyaux
l’un que l’autre, ils étaient devenus inséparables. Cela n’avait pas échappé à
Omar Ibn Hafsun qui ne s’en était pas offusqué. Il saurait un jour utiliser
cette amitié. Quand le prince lui avait annoncé son retour à la cour, il
l’avait félicité hypocritement et lui avait offert de nombreux présents. Parmi
ces cadeaux figurait Valério. Il savait que Mutarrif utiliserait les talents de
copiste de celui-ci pour mener à bien ses intrigues et perdre le prince
héritier que le chef muwallad redoutait d’avoir un jour à affronter. Il n’était
pas mécontent d’introduire ainsi un loup dans une bergerie.
Quand il l’informa qu’il lui
Weitere Kostenlose Bücher