Abdallah le cruel
prérogatives de prince
héritier. Il avait expliqué au gouverneur du Dar al-Bagiya qu’il avait été
arrêté pour crime de haute trahison mais qu’aucun juge n’était venu lui
signifier officiellement cette charge et l’interroger. Or, prétendait-il, il
avait d’importantes révélations à faire au souverain. Une lueur d’intérêt
semblait s’être manifestée dans le regard de son interlocuteur. Se départissant
de son ton rogue habituel, il lui avait proposé d’enregistrer sa déposition en
présence du greffier de la prison. Mohammad l’avait sèchement rabroué. Il ne
parlerait qu’à l’émir, faute de quoi, laissait-il entendre, des événements
catastrophiques risquaient de se produire. Deux jours plus tard, il reçut la
réponse à sa requête : Abdallah refusait de rencontrer son fils qui avait
eu l’audace de comploter avec les muwalladun et les Chrétiens pour le faire
assassiner. Des lettres signées de sa main prouvaient qu’il avait entretenu une
correspondance avec Omar Ibn Hafsun et avec d’autres chefs rebelles. Sous peu,
des juges viendraient l’interroger et feraient leur rapport à son demi-frère,
le prince Mutarrif, auquel le souverain avait confié le soin d’instruire ce
dossier. Cette décision frappa de stupeur Mohammad. Il était livré au bon
vouloir et aux caprices de son pire ennemi.
Avant d’accéder au trône, Abdallah
avait eu sept fils et, devenu émir, en avait eu quatre autres, sans compter une
ribambelle de filles dont il ne parvenait pas toujours à se rappeler les noms.
Trop occupé à intriguer et à guerroyer, Abdallah s’était totalement
désintéressé de l’éducation de ses fils, qu’il voyait à de très rares
occasions. Leurs précepteurs lui faisaient les rapports les plus élogieux sur
leurs élèves, ne serait-ce que pour justifier les gages élevés qu’ils avaient
exigés. Ils lui avaient dissimulé la profonde mésentente qui régnait entre
Mohammad, le fils aîné de l’émir, et Mutarrif, son cadet de deux ans. Autant le
premier se montrait assidu et discipliné, autant le second était dissipé et
violent. Il passait le plus clair de son temps avec des vauriens de la pire
espèce, les fils des dignitaires les plus corrompus du palais. Quand cette
triste bande s’aventurait en ville, elle se livrait à des excès inqualifiables,
n’hésitant pas à faire main basse sur les marchandises qui leur plaisaient ou à
bastonner les badauds qui ne s’écartaient pas assez vite au passage de leur
cortège.
À quinze ans, chacun des princes
avait été doté d’une maison : intendants, domestiques, eunuques et gardes.
Mutarrif se comportait comme s’il était le prince héritier. Plutôt que d’avoir
à supporter ses incessantes provocations, Mohammad avait choisi de s’installer
à al-Rusafa, où il se sentait à l’abri, loin des intrigues de la cour. Lors
d’une partie de chasse, il avait, par malchance, croisé la troupe de son
demi-frère et l’un des cavaliers de Mutarrif avait froidement tué l’un de ses
gardes, sur ordre de son maître. Craignant le courroux de l’émir, Mutarrif
avait pris la fuite et – l’affaire avait fait scandale – cherché
asile auprès du rebelle Omar Ibn Hafsun dans son repaire de Bobastro. En
l’apprenant, Abdallah était entré dans une violente colère et avait ordonné la
confiscation des biens de l’insolent. S’il n’avait tenu qu’à lui, il l’aurait
fait exécuter sur-le-champ. Car le rebelle muwallad avait réservé au fils de
son ennemi un accueil plus que chaleureux et en avait surtout retiré un immense
prestige politique. C’était bien lui le véritable maître d’al-Andalous,
puisqu’il allait jusqu’à arbitrer les conflits au sein de la famille régnante.
Généreux par nature, Mohammad avait
intercédé auprès de son père en faveur de son demi-frère. Ayant entendu un
courtisan médire, en leur présence, de Mutarrif, il lui avait fait honte de ses
propos en lui citant un passage de la sourate des Appartements :
« Que les hommes ne se moquent point des hommes : ceux que l’on
raille valent peut-être mieux que leurs railleurs ; ni les femmes des
autres femmes : peut-être celles-ci valent mieux que les autres. Ne vous
diffamez pas entre vous ; ne vous donnez point de sobriquets. Que ce nom,
méchanceté, vient mal après la loi que vous professez. Ceux qui ne se
repentiraient pas après une pareille action ne seraient que des
méchants. »
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