Adieu Cayenne
carrés. Ils sont
dix-sept là-dedans, qui me dévisagent. Les riches ont des
paillasses et des couvertures. Je fais comme les pauvres ; je
sors de grands journaux de ma poche. C’est intéressant, les
journaux de quarante pages, quand on est en prison, vous
savez !
– Il y a plus à lire.
– Ce n’est pas cela. On les étend sur les
dalles, c’est épais ; cela vous préserve mieux du froid !
J’arrange mes souliers en traversin. Je me couche.
Première nuit !
Deux Allemands, trois Espagnols, cinq
Portugais, un Polonais, cinq Brésiliens et un Français (moi), telle
est la case à mon réveil. J’étais bien abandonné.
Un des Allemands m’avait prêté la traduction
française d’un roman russe. Ce que l’on y mangeait, dans ce
livre ! On y mangeait à toutes les pages. « Ah ! me
disais-je, que ne suis-je là-bas ! »
Le sixième jour, je vois arriver un monsieur,
M e Fessy-Moyse, avocat du consulat français. Il faut
vous dire que j’avais écrit à notre ambassade. Dans ma lettre, je
disais : « Vous demandez que je me rende aux autorités
françaises et vous m’avez fait enfermer dans une prison
brésilienne ; comment en sortir pour déférer à votre
désir ? De plus, vous devez connaître, monsieur l’ambassadeur,
les habitudes pénitentiaires du pays. Ici, le prisonnier se nourrit
par ses propres moyens. Personnellement, comme moyens, je n’ai que
celui de mourir de faim. »
M e Fessy-Moyse m’apporte cinquante
milreis de la part de M. Conty. Il ajoute cinquante milreis de sa
poche. Il obtient que je sois mis dans une cellule du
rez-de-chaussée.
J’ai de l’argent. J’achète les journaux. Ils
sont remplis de mon affaire. Regardez seulement les titres ;
vous aurez une idée de ce qui se passait : Le Brésil a-t-il le
droit de livrer Dieudonné ? Nous devons libérer Dieudonné. La
Gazeta dos Tribunâes
est plus violente. Elle prend
officiellement mon parti. L’article est signé. J. V. Pareto
junior.
Le soir de ce même jour, à trois heures, deux
messieurs se font ouvrir ma cage.
– Je suis Pareto junior, avocat, dit l’un,
d’eux. Et voilà M. Beaumont, directeur, de la
Gazeta dos
Tribunâes
. Nous venons, au nom de la conscience brésilienne,
nous constituer vos défenseurs. Je demanderai pour vous
l’
habeas corpus
au Suprême Tribunal fédéral !
J’en pleurai.
Le lendemain 2 août, deuxième visite. Ma
cellule devient un salon, il ne me manque que des chaises et un
piano. C’est le consul de France, en personne, M. Henri Brun.
– Je vous annonce officiellement que le
gouvernement français ne demande plus votre extradition.
Un consul de France dans ma cellule avec une
bonne nouvelle à la bouche, voilà de nouveau que le merveilleux
entre dans ma vie ! Une heure après :
– Vous êtes libre, vient me dire le directeur
de la prison.
Mon gardien ajoute : « Au revoir,
professor ! » Je suis devenu professeur !
Attendez, il y a encore autre chose. Mon
compagnon de cellule est superstitieux. « Donne-moi ta
ceinture, me dit-il ; avec elle, tu t’es sauvé du naufrage, tu
as réussi la deuxième évasion et maintenant tu sors de la Cadeïa.
Donne-la au frère qui n’a jamais eu de chance. Je la lui
donnai.
Ceci vous explique pourquoi un quart d’heure
plus tard, ahuri, égaré, je me trouvais dans la rue, au milieu
d’une capital inconnue, tenant mon pantalon à deux mains !
Chapitre 20 LIBRE !
Il est trois heures, à peu près.
Cette heure semble être la première de ma vie,
de ma deuxième vie…
Quelque chose en effet, me dit que j’en ai
fini avec le bagne, les prisons, les surveillants militaires, les
guardas civils et les bat-flanc !
Je suis libre !
Libre !
Le mot magique me remplit le cerveau.
Mon pantalon tombe. Je ne sais pas où je suis,
mais je me sens léger comme une danseuse.
J’ai la sensation d’avoir déposé un fardeau
écrasant.
Je marche devant moi, sans me demander où je
vais. Est-ce moi qui ai fait quinze ans de bagne ? Ce doit
être un autre.
Le malheur passé me semble presque
bienfaisant. Si j’avais vécu ma vie normale, je serais blasé. Tout
me paraît nouveau, magnifique, enviable. Je suis mort à vingt-six
ans ; je viens de renaître. Mon état civil dit que j’ai
quarante-trois ans ! Sur le papier peut-être ! pas dans
le cœur ! J’ai vingt ans ! L’âge de mon fils. Et j’ai un
fils ! J’ai une femme ! Je marche droit ; mais mon
esprit titube, je suis
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