Au Fond Des Ténèbres
de ce milieu, il semble qu’il ait bénéficié d’une très grande indépendance dès son très jeune âge. « Je n’aimais vraiment pas beaucoup l’école, raconte-t-il, cela navrait la famille car chez nous, traditionnellement les garçons étaient de bons élèves. Mais le travail scolaire m’ennuyait. Ce qui me fascinait, déjà quand j’étais tout petit, c’était le travail de l’or. À Pulawy il y avait un maître orfèvre remarquable, du nom de Herzl. J’avais pris l’habitude de le regarder travailler dès que j’avais un moment. À dix ans, j’ai passé un marché avec mon père : je lui dis que s’il me permettait de prendre des leçons avec Herzl, je lui promettais de travailler dur à l’école. Bien, dit-il, affaire conclue… et voilà comment à l’âge de douze ans j’étais devenu un orfèvre qualifié, l’année ou les Allemands envahirent la Pologne. Et ça m’a sauvé la vie. »
Pendant deux ans et demi, après l’invasion allemande en Pologne, la famille Szmajzner se déplaça de ville en ville pour essayer d’améliorer son sort. Six mois après l’invasion, Stan, son beau-frère Josef et l’orfèvre Herzl s’échappèrent et passèrent la frontière russe dans l’espoir de trouver plus de sécurité en territoire soviétique ; mais le pacte Hitler/Staline était encore en vigueur et les Russes réexpédièrent rapidement tous les Juifs polonais aux Allemands. Une seconde tentative eut plus de succès, Josef décida de rester en Russie, Herzl et Stan travaillèrent un moment dans leur profession jusqu’à ce que le mal du pays et leur souci du sort familial les ramènent à Pulawy.
Bien qu’à peine âgé de treize ans, Stan prenait souvent l’initiative, non seulement d’essayer de se sauver lui-même mais en outre de persuader ses parents de faire face à l’adversité. Contrairement à la plupart des Juifs de cette partie du monde, instinctivement il avait senti que leur salut était dans une action individuelle et indépendante et pas du tout en restant avec « le groupe ». Néanmoins, les circonstances allaient toujours les forcer à retourner dans les ghettos. « Pour une famille entière, il était impossible de faire autrement, dit Stan. À l’automne de 1941, nous vivions dans le ghetto de Wolwonice. Les conditions s’étaient aggravées à tel point que les gens mouraient littéralement de faim et mon père décida d’essayer de passer pour catholique et d’aller mendier de la nourriture dans les rues « au nom de Jésus ». Mais il y récolta plus de honte que de nourriture et il pleurait toutes les nuits parce qu’il avait été forcé de commettre un tel sacrilège. Et le plus grand risque était d’être reconnu, hors du ghetto, par un Polonais ; ils étaient toujours prêts à dénoncer les Juifs aux Allemands. Même en ces temps redoutables – redoutables aussi pour les Polonais chrétiens – l’antisémitisme était si virulent que les Juifs étaient aussi effrayés par les Polonais que par les Allemands. Mon jeune frère, Moïse, travailla volontairement pour les Allemands, comme domestique, dans notre ville natale de Pulawy, car mon père souhaitait savoir ce qu’il était advenu de nos biens ; il avait tout laissé aux bons soins des voisins polonais [les Juifs polonais ont coutume de nommer les Polonais non juifs “Polonais“et eux-mêmes “nous“ou “Juifs“]. Moïse alla les voir et ils lui dirent que tous les objets que nous possédions, sans exception, avaient été pris par les Allemands et que rien ne restait. Mais ce n’était pas vrai ; c’étaient eux qui s’étaient emparés de tout et il n’y avait rien à faire, absolument rien. »
Alors que la famille, en particulier, Stan, Moïse et leur petit neveu Jankus allaient de ghetto en ghetto, essayant partout de se rendre utiles aux Allemands, la déportation (pudiquement appelée “recasement”) de la population juive survint. Leur tour arriva au milieu de l’année 1942. J’ai entendu dans tous les coins du monde des hommes et des femmes rappeler ces effroyables souvenirs. Mais nulle part peut-être ce ne fut aussi extraordinaire que par une chaude journée d’octobre dans une ville de pionniers à quinze mille kilomètres des forêts polonaises, en plein centre du Brésil.
Stan m’a raconté : « Après une nuit passé dans un enclos entouré de barbelés près de la gare de Malenzow, très tôt le matin, ils nous ont mis dans un train
Weitere Kostenlose Bücher