Au Fond Des Ténèbres
intéressé puisque, comme vous le savez, c’était mon premier métier. Je suis entré. Ils fabriquaient une très belle toile blanche. Je leur ai demandé s’ils pouvaient m’en vendre. Et voilà comment j’ai eu du tissu blanc ; j’en ai fait faire un gilet d’abord et un peu après, des culottes de cheval et une veste. »
Mais comment pouviez-vous aller au camp dans cette tenue ?
« Les routes étaient très mauvaises, répondit-il d’un ton ordinaire. Le cheval était le meilleur moyen de transport. »
J’essayai à nouveau : Mais attendre en culottes de cheval le débarquement de ces gens qui allaient à la mort…
« Il faisait chaud », répondit-il.
4
De tous les survivants de Treblinka et de Sobibor qui vinrent en Allemagne, appelés par l’accusation ou la défense pour témoigner au procès de Stangl, le seul peut-être que Stangl ait réellement reconnu – dont il se souvenait nettement comme d’un individu et dont la déposition comme il me l’a dit “l’a blessé profondément” fut Stanislaw Szmajzner, émigré au Brésil comme les Stangl. Stangl donnait l’impression de se sentir trahi par Szmajzner.
Il m’a dit : « Ma famille n’a jamais été antisémite. Les remarques contre les Juifs étaient inconnues à la maison. Mais après le témoignage de Szmajzner, d’abord à la police au Brésil, à la presse brésilienne, puis son livre – il a écrit quarante pages sur moi – et puis à Düsseldorf au procès, ma famille, quand même, en a gros sur le cœur. [En réalité il n’y a que deux pages concernant directement Stangl dans le livre de Stanislaw Szmajzner Hell in Sobibor : the Tragedy of a Jewish adolescent [55] .]
Frau Stangl, elle aussi, a toujours souligné ses sentiments amicaux et ceux de ses filles envers les Juifs – et la gentillesse des quelques Juifs du Brésil à leur égard. Durant la semaine que j’ai passée avec elle, elle m’a montré des fleurs particulièrement splendides arrivées le matin même, des orchidées je crois, qui trônaient sur la table. C’était le lendemain de leur trente-sixième anniversaire de mariage. Elle m’a dit : « Elles nous ont été envoyées par des Juifs. » Et elle aussi évoquait souvent Szmajzner avec amertume.
Stan Szmajzner, corps frêle, visage expressif, mains fines, regard intelligent et sourire chaleureux, vit maintenant à Goiania, ville industrielle florissante du Brésil central. C’était un jeune gars de quinze ans quand il s’évada de Sobibor en octobre 1943 ; il n’en avait donc que quarante-trois quand nous nous sommes rencontrés. (C’était le second soulèvement dans un camp de la mort, aussi extraordinaire que le premier en août à Treblinka. Quatre à cinq cents personnes ont réussi à sortir, mais trente-deux seulement survécurent.)
Stan Szmajzner a réussi à se créer une nouvelle vie sur un nouveau continent, avec une autre langue et au milieu d’un peuple qui ne pouvait pas être plus différent de son entourage natal, mais qui l’a accepté comme un des siens. Marié à une Brésilienne, il a un enfant et ses meilleurs amis, presque des parents adoptifs, sont une des familles libérales les plus connues du Brésil. Le sénateur Pedro Ludovico était gouverneur de la province de Goias jusqu’à un récent changement de gouvernement, et il a fondé la ville de Goiania. Ma rencontre avec Stan Szmajzner eut lieu dans la maison du sénateur ; au déjeuner, le sénateur parla sans arrêt de Szmajzner comme de son « fils supplémentaire » et Stan travaille presque en associé dans une papeterie appartenant au fils du sénateur. Le livre de Stan, préfacé par le sénateur Ludovico, s’est vendu à 10 000 exemplaires, succès considérable dans un pays touché de si loin par les événements européens.
La raison pour laquelle Stangl se souvenait si bien de Stanislaw Szmajzner, c’est que, âgé de quatorze ans seulement à l’époque et paraissant plus jeune encore, Stan avait travaillé à Sobibor comme orfèvre. « J’allais presque chaque jour le regarder travailler, dit Stangl ; c’était un merveilleux orfèvre et un très gentil garçon. »
Szmajzner était né à Pulawy, sur la « Vistule, en Pologne, cadet d’une famille prospère de Juifs orthodoxes. Son père était exportateur de fruits, spécialisé dans le commerce des fraises avec l’Allemagne, fait assez surprenant. Stanislaw allait à une école hébraïque.
Pour un enfant
Weitere Kostenlose Bücher