Au Fond Des Ténèbres
propos de savoir si oui ou non Stangl portait un fusil. À plus forte raison, étant donné tout ce qu’il représentait dans ces camps, s’il s’en servait ou non. Quoi qu’il en soit, en fait de principe – si l’on veut porter un jugement sur les déclarations qu’il m’a faites, déclarations qu’il a maintenues d’un bout à l’autre de son procès selon lesquelles jamais il n’avait « tiré dans le tas » – on doit au moins poser la question : est-il possible que le temps passé et la mémoire aient pu jouer un tour à Stan Szmajzner et brouiller une impression ancienne ? Est-ce qu’un jeune garçon, dans l’horreur de cette arrivée, attentif à veiller sur ses proches plus jeunes encore, essayant de voir ce qu’il advenait à sa mère et à sa sœur et cherchant désespérément son père dans la foule – ce jeune garçon peut-il avoir réellement vu à travers une foule tassée, quel officier SS, vingt mètres plus loin, portant ou non une veste blanche, était en train de viser et de tirer ? Stan Szmajzner, je le sais, sera le premier à comprendre les motifs de cette question et à savoir que pas un instant elle n’est posée pour mettre en doute sa sincérité.
Stangl, insistant sur le fait que jamais il n’avait tiré sur la foule, semblait plus indigné par cette accusation que par tout le reste, et trouvait sans rapport avec la question le fait que, qu’il ait tiré ou non, ces mêmes gens allaient mourir de toute façon, moins de deux heures plus tard, par un système dont il avait le contrôle.
Cela peut paraître secondaire, mais je crois que c’est un fait significatif parce qu’il correspond bien à une idée toujours ressassée, sur laquelle on s’est profondément mépris, et que les tribunaux, de même que le public et les individus concernés ont acceptée peut-être faute de mieux – idée selon laquelle la responsabilité aurait été limitée à des actions momentanées et souvent isolées, et à quelques individus. C’est, je pense, à cause de l’acceptation unanime de ce faux concept de responsabilité que Stangl lui-même (et cela jusqu’à la veille de sa mort), sa famille et – plus largement peut-être mais dans un sens tout aussi important sinon plus – d’innombrables gens en Allemagne et ailleurs ont estimé pendant des années que ce qui est décisif devant la loi et par conséquent dans la conduite des affaires humaines, c’est ce qu’un homme fait plutôt que ce qu’il est.
Pour Stanislaw Szmajzner, l’incident de la fusillade n’a été qu’un infime détail dans l’immense et atroce panorama de ses souvenirs. Il parut plutôt surpris de l’importance qu’on lui attribuait. Lui et de nombreux autres survivants – bien mieux que ceux qui n’ont été impliqués qu’indirectement ou plus tard – ont été beaucoup plus près de juger des hommes comme Stangl d’après ce qu’ils étaient que d’après ce qu’ils faisaient à des moments isolés. L’humanité, le détachement et la sagesse de certains survivants sont peut-être la chose la plus stupéfiante qui se dégage de ces événements.
Stan poursuivait. « À la sortie du couloir, dans le second enclos, deux autres Ukrainiens séparaient les arrivants en deux groupes : les femmes et les petits enfants à droite, les hommes et les garçons à gauche. Les femmes étaient immédiatement alignées en rang par quatre – ma mère et ma sœur y étaient – et elles sortirent par une porte à droite ; nous n’avions aucune idée de l’endroit où elle menait. À notre tour, on nous a alignés par quatre. C’est alors que j’ai vu pour la première fois Gustav Wagner. C’était un homme très grand, légèrement difforme, qui marchait en chaloupant de tout le corps. Il hurla : “Charpentiers, tailleurs, mécaniciens, un pas en avant.” C’est à cet instant, que nous avons été convaincus que nous étions dans un camp de travail. Aujourd’hui encore je me demande ce qui m’a fait faire un pas en avant. Mais j’ai fait un pas vers lui et j’ai demandé en allemand : “Avez-vous besoin d’un orfèvre ?” Bien sûr je n’étais qu’un petit garçon – Il baissa les yeux vers moi et dit : “Toi ? Tu ne vas pas me dire que tu es orfèvre ?” Je répondis que si et mes deux frères et mon cousin aussi et je les ai montrés. Bien sûr ils ne l’étaient pas mais je l’ai dit parce que ça me semblait être la chose à faire. J’ai
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