Au Fond Des Ténèbres
mains – « L’enfer de Dante, dit-il à travers ses doigts. C’était Dante sur terre. Lorsque je suis arrivé au camp, en descendant de voiture sur la place ( Sortierungsplatz ), j’ai eu de l’argent jusqu’aux genoux. Je ne savais de quel côté me tourner, où aller. Je pataugeais dans les billets de banque ; la monnaie, les pierres précieuses, les bijoux, les vêtements. Il y en avait partout, répandus sur toute la place. L’odeur était indescriptible ; des centaines, non des milliers de cadavres partout, en décomposition, en putréfaction. De l’autre côté de la place, dans les bois, juste à quelques centaines de mètres de la clôture barbelée et tout autour du camp, il y avait des tentes et des feux avec des groupes de gardes ukrainiens et des filles – des putains, je l’ai appris plus tard, venues de tous les coins du pays – ivres, titubant, dansant, chantant, jouant de la musique. »
Le sergent Franz Suchomel qui fut nommé à Treblinka avant Stangl, le 20 août, m’a donné un compte rendu quelque peu différent. J’ai bavardé pendant une journée avec lui dans sa maison de Bavière, ensuite nous avons communiqué par lettres, car il avait le cœur malade et disait que c’était trop éprouvant de parler de ça (de fait il devait avoir bientôt une seconde attaque). Après avoir lu mes interviews de Stangl dans le journal allemand Die Zeit, il m’a écrit qu’il était faux de dire que l’on trouvait des cadavres en dehors du camp, et aux alentours, des tentes avec des putains. « Il y avait effectivement des tas d’ordures [près de la rampe], des billets aussi peut-être, mais pas d’or, de diamants, etc. Vrai en gros les milliers de corps entassés… »
Quoi qu’il en soit, nous avons là-dessus le témoignage oculaire extraordinaire de Hubert Pfoch, alors membre de l’organisation illégale des jeunesses socialistes autrichiennes, et actuellement conseiller municipal de Vienne. Jeune soldat en route pour le front de l’Est, il a vu un des convois de Treblinka, le 21 août 1942. Les photographies qu’il a prises au prix de risques évidemment considérables, ont servi de pièces à conviction au procès de dix anciens gardes de Treblinka à Düsseldorf, en 1964.
Il m’a confié des photocopies des pages de son journal de guerre.
« Notre compagnie d’infanterie, partie de Vienne, est en route pour la Russie, via Mährisch-Ostrau, Kattowitz, à travers la zone industrielle de Haute-Silésie vers Radom, Lukow et Siedlce où nous arrivons le soir et où on nous sert la soupe. De temps en temps, on perçoit des coups de feu et quand je suis sorti voir ce qui se passait, j’ai vu, à peu de distance de notre voie, un quai plein d’une masse énorme de gens – environ 7 000 hommes, femmes et enfants.
« Tous étaient accroupis ou couchés sur le sol et si l’un d’entre eux essayait de se relever, les gardes commençaient à tirer.
« La nuit était étouffante, l’air poisseux et nous avons très mal dormi.
« De bonne heure le matin suivant, 22 août, notre train à été déplacé sur une autre voie, juste à côté du quai et c’est alors que nous avons su, par des rumeurs, qu’il s’agissait d’un transport de Juifs. Ils nous crient qu’ils voyagent, depuis deux jours, sans nourriture et sans eau. Alors, tandis qu’on les charge dans des wagons à bestiaux, nous sommes témoins des plus effroyables scènes. Les corps de ceux qui ont été tués la nuit précédente sont jetés par la police auxiliaire juive dans un camion qui fait quatre fois l’aller et retour. Les gardes – des volontaires ukrainiens SS dont certains sont saouls – ont entassé cent quatre-vingts personnes dans chaque voiture [j’ai compté, m’a dit Herr Pfoch], les parents dans l’un, les enfants dans l’autre, sans se soucier des familles qu’on sépare. Ils hurlent, tirent et frappent si férocement que des crosses se brisent. Quand tous sont finalement chargés, des cris montent de tous les wagons : “De l’eau !” supplient-ils. “Mon alliance en or pour un peu d’eau”. D’autres nous ont offert 5 000 zloty (2 500 RM) pour un verre d’eau. Quand certains parviennent à s’échapper par les lucarnes de ventilation, ils sont abattus dès qu’ils atteignent le sol, massacre qui nous fait mal jusqu’au fond de l’âme, bain de sang que je n’aurais jamais imaginé, même en rêve. Une mère saute avec son bébé et fixe calmement le
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