Au Fond Des Ténèbres
réalité les Lithuaniens qui surveillaient pour la plupart les trains, étaient bien pires que les Ukrainiens ; c’étaient des vrais sadiques ; ils tiraient à l’aveuglette, à travers les fenêtres des wagons, quand les gens réclamaient pour un docteur, pour avoir de l’eau, ou pour obtenir la permission de se soulager. Ils faisaient ça comme un sport, tout en riant, en plaisantant et à coups de paris.
« Parmi les Ukrainiens, on en connaissait qui auraient voulu se sauver. Mais voyez-vous c’était dangereux aussi ; ils risquaient tout autant que quiconque. Un de ces gardes ukrainiens s’était échappé avec l’aide de son amie polonaise du petit village près de chez nous. Stangl est allé en personne au village et il a demandé à voir le chef – le maire comme vous l’appelez je crois – à qui cet Ukrainien avait rendu visite. D’abord l’homme a refusé de parler mais ils l’ont battu et il a parlé. Alors ils sont allés chez le père de la fille et ils l’ont emmené au camp. La vieille mère s’est pendue dans la nuit ; en fait ils ont renvoyé l’homme chez lui le lendemain.
« Et puis, il y avait l’autre côté des choses ; les Ukrainiens commençaient à avoir un tas d’argent ; et ils réclamaient de plus en plus de femmes. Un fermier a obligé sa fille de douze ans à coucher avec eux. La Conspiration [64] l’a appris et une nuit un groupe est allé le tabasser… Puis il y a eu le cas de deux filles polonaises qui venaient de je ne sais où ; elles avaient pris une chambre et “recevaient” les Ukrainiens ; l’une a été tondue et l’autre exécutée.
« À mesure que le temps passait, les violences se multipliaient et les gens étaient de plus en plus apeurés. Un de mes collègues de la gare, un ingénieur qui m’aidait à décompter les wagons, Tadeuz Kancakowski avait été surpris par les Allemands en train de mettre de côté une note avec des chiffres. Deux Allemands en civil l’ont emmené dans un bureau de Malkinia. Il a été envoyé à Majdanek [camp de concentration près de Lublin] et n’est jamais revenu. À l’automne, nous avons appris tout à coup que vingt wagons vides allaient être préparés dans notre gare pour on ne sait quelle destination. Les gens sont devenus fous. Ils ont cru que c’était notre tour. Près de deux cents personnes ont fait leurs paquets cette nuit-là et ont quitté les lieux ; c’est à la même époque que tous les enfants et la plupart des femmes sont partis. Il n’est plus guère resté que des hommes dans la région.
« Non, a-t-il dit, je n’ai pas envisagé d’envoyer ma femme et mon fils ailleurs. J’avais trop à faire, je ne voulais pas rester seul, la cuisine à faire et tout le reste. C’était impossible. Je l’ai convaincue qu’elle devait supporter cela comme moi. Après cela, lentement, elle est allée mieux. »
2
J’ai déjà fait part de l’extraordinaire métamorphose du visage de Stangl, constatée pour la première fois quand il avait commencé de parler de son travail au Programme d’euthanasie. Ce changement qui se reproduisait chaque fois que nous touchions un point vraiment intolérable de son histoire est intervenu de nouveau quand nous avons abordé la situation de Treblinka à son arrivée sur les lieux. Sa parole devint indistincte, son visage s’affaissa, devint plus grossier et vira au rouge foncé.
« J’y suis allé en voiture conduit par un chauffeur SS. L’odeur s’est fait sentir à des kilomètres. La route longeait la voie ferrée. À quinze ou vingt minutes de voiture de Treblinka, nous avons commencé à voir des cadavres le long de la voie, d’abord deux ou trois, puis davantage, et en arrivant à la gare, il y en avait des centaines, semblait-il, couchés là, abandonnés apparemment depuis des jours à la chaleur. Dans la gare, il y avait un train plein de Juifs, les uns morts, d’autres encore vivants, ça aussi avait l’air d’être là depuis des jours. »
Mais tout cela n’était pas nouveau pour vous ? Vous aviez vu ce genre de transport couramment à Sobibor ?
« Rien qui ressemblait à ça. Et à Sobibor – je vous l’ai dit – à moins de travailler dans la forêt, on pouvait vivre sans rien voir pratiquement ; la plupart d’entre nous n’avaient jamais vu un mourant ou un mort. Treblinka ce jour-là a été la chose la plus effroyable que j’aie vue durant tout le III°Reich. » Il plongea sa tête dans ses
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