Au Fond Des Ténèbres
tiers de litre de vodka allait de 10 à 20 dollars américains, souvent plus. »
Néanmoins, certains détails fournis par Pan Zabecki d’après sa propre expérience, confirmeraient la réalité d’actes individuels de compassion tel celui cité par Pan Gerung à Sobibor.
« Quand les gens ont compris qu’on tuait non seulement les adultes, mais aussi les bébés, ils ont eu pitié, dit Pan Zabecki ; d’abord, ils ont apporté de l’eau. C’est vraiment difficile de décrire exactement de quoi tout cela avait l’air et ce que nous ressentions tous. Moi-même je ne pouvais rien faire – je ne pouvais pas me permettre d’être surpris en train d’échanger quelques paroles avec les gens des convois ou de faire un geste en leur faveur ; ça aurait compromis mon travail clandestin. Il est bien difficile de trouver des mots pour dire combien c’était pitoyable, la compassion qu’on ressentait et le peu – misérablement peu qu’on pouvait faire néanmoins. Vous savez, même les cheminots allemands ont essayé au début d’aider – l’ingénieur de service s’arrangeait pour que les énormes réservoirs des locomotives fassent le va-et-vient de l’eau jusqu’aux trains quand ils stationnaient dans notre gare. D’abord les surveillants du train ont laissé faire. Mais au bout de quelques jours, c’était interdit. Pourtant même alors, des gens ont continué à apporter de l’eau, jusqu’à ce que les Allemands commencent à tirer pour les tenir à distance.
« La population était horrifiée – pas seulement par ce qu’elle voyait ; paralysée de crainte et d’horreur, très vite les gens sont tombés malades physiquement à cause de l’affreuse odeur qui commençait à s’élever du camp. Mais aussi bien, vous savez, chacun était terrorisé pour son propre compte. On voyait tout ça et on était de plus en plus persuadé que quiconque était témoin de ces horreurs innommables serait forcément éliminé à son tour.
« La famille de cheminots qui partageait notre maison à la gare avait deux enfants de dix et douze ans. Pendant des jours ces enfants se sont joints à leurs parents pour porter de l’eau aux Juifs ; mais les enfants ont réagi si violemment que les parents ont craint de les voir tomber malades et ils les ont envoyés chez des parents à Pruszukow. Ma femme elle aussi portait de l’eau aux Juifs tous les jours ; et j’ai fini par lui dire : “N’y va plus, tu as un petit gosse et je ne veux pas de ce risque.” L’angoisse pour les Juifs, dit-il, s’est transformée rapidement en cette peur lancinante pour nous-mêmes. Mais il faut vous représenter ce que c’était que de vivre ici : chaque jour, dès l’aube, ces heures d’horreur à l’arrivée des trains, et tout le temps, au bout de quelques jours, cette odeur, ce nuage de brouillard sombre suspendu au-dessus de nos têtes, qui cachait le ciel de cet été splendide et chaud même les jours les plus éclatants – non pas un nuage qui aurait apaisé la chaleur, mais des ténèbres comme sulfureuses chargées de cette odeur pestilentielle.
« Il y a eu un moment – au début – où ma femme est devenue complètement inerte ; elle ne pouvait rien faire dans la maison : ni faire la cuisine ni jouer avec notre fils, elle ne mangeait plus et dormait à peine. Elle a fait une dépression profonde. Quand j’avais été fait prisonnier, elle s’était débrouillée, mais à ce moment-là, elle a complètement lâché prise. Cet état critique a duré environ trois semaines, puis elle est devenue pathologiquement indifférente ; elle faisait son travail, se déplaçait, mangeait, dormait, parlait, mais tout ça comme un automate…
« Bien entendu, il n’était pas question d’une vie sexuelle normale : nous avions l’impression de vivre dans un cimetière ; comment pouvait-on éprouver de la joie ?
« Bien sûr, pour les hommes, c’était souvent différent – notre vie était plus centrée ; nous étions tellement pris par nos activités clandestines que ça servait de soupape à nos émotions, à notre haine. Nous étions très, très occupés, vous savez. En plus de nos travaux habituels et de la collecte et la diffusion des informations, il y avait notre entraînement de partisans dans les bois. Mais j’ai constaté que les femmes de mes amis réagissaient exactement comme la mienne.
« Je sais qu’on a dit bien des choses sur la brutalité des Ukrainiens ; mais en
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