Au Fond Des Ténèbres
convoi moins vingt wagons devait rester en gare jusqu’à ce qu’ils aient fini avec chaque lot de vingt.
« Mais ce premier jour – comme je l’ai dit, je n’étais pas de service – j’ai voulu savoir ce qui allait suivre. Nous avions été avertis que les abords du camp étaient strictement interdits et gardés. Mais en fait, une sorte de piste suivait le périmètre du camp – vous voyez, il y avait des champs tout autour appartenant à des paysans qui… eh oui… ont continué à travailler leurs terres pendant toute la durée du camp. Ainsi ce n’était pas tellement interdit, ni tellement gardé que ça. »
(« Oh ! oui, dit Berek Rojzman, ils travaillaient là, c’est vrai. – Mais alors, ils voyaient tout ce qui arrivait ? » ai-je demandé. Pan Zabecki et lui ont paru surpris de ma surprise. « Bien sûr, ils étaient là toute la journée. »)
« Toujours est-il, reprit Zabecki, que j’ai pris ma bicyclette, j’ai roulé un moment et j’ai mis pied à terre, feignant de remettre ma chaîne pour le cas où quelqu’un m’aurait vu. J’ai entendu les mitrailleuses, j’ai entendu les gens hurler de terreur, prier Dieu et – oui – la Sainte Vierge… Je suis revenu pour écrire un message à mon chef de section [de l’armée clandestine] – nous avions l’habitude de laisser nos messages sous le bras d’une statue de saint sur la place de Kossov. J’informais mes chefs qu’une calamité survenait dans mon district…
« Après ça, les trains sont arrivés chaque jour. Au bout de deux semaines les gens ont commencé à essayer de s’échapper, quelquefois jusqu’à cent par convoi. Parfois des voitures entières arrivaient vides. À cette période initiale c’est arrivé trois fois et chaque fois les gardes ont été exécutés. Les Allemands qui travaillaient à la gare nous ont dit qu’au camp il y avait un cachot : c’était là que les gardes [ukrainiens] étaient conduits. »
(La veille, à Sobibor, Pan Gerung, le forestier, m’avait emmenée voir une construction en brique, pas plus grande qu’un poste de garde, à deux ou trois mètres du vieux chalet forestier qui avait été le bureau et le logement de Stangl. « Vous voyez ça, m’avait-il dit. Nous ne savons pas ce que c’était. Qu’est-ce que vous en pensez ? » La porte s’ouvrait sur une vingtaine de marches qui s’enfonçaient dans une obscurité totale. Ça sentait l’humidité, le moisi et quelque chose d’autre, indéfinissable. Au fond se trouvait une sorte de réduit d’un mètre carré, aéré par deux fentes étroites presque au niveau du plafond. Le sol était de terre battue, les murs épais et le plafond de pierre rugueuse et rougeâtre. Du plafond pendaient quatre énormes crochets. Stangl ne m’avait jamais parlé de cette pièce. Quel qu’ait pu être son usage, c’était un lieu d’épouvante.)
Au moment de ma visite en Pologne en 1972, aucun de ceux que j’ai rencontrés officiellement n’était disposé à discuter de l’antisémitisme passé ou présent et Pan Zabecki ne faisait pas exception à la règle, bien qu’il soit de toute évidence un parfait honnête homme. Si ce n’est que, justement parce qu’il était si honnête, ses dérobades étaient encore plus manifestes.
« Non, me dit-il, embarrassé, je ne pense pas qu’on puisse dire que les gens de par ici étaient antisémites. Les Allemands avaient installé des ghettos dans toutes les villes et je me souviens que dans les petites localités les gens apportaient de la nourriture dans les ghettos et en donnaient aux Juifs. »
Il est certain – je l’ai déjà dit – que beaucoup de gens en Pologne, en de nombreuses occasions et au prix de risques énormes, ont essayé d’aider les Juifs. Mais d’autres informateurs, moins inhibés par des présences officielles m’ont raconté que si des chrétiens apportèrent des vivres aux Juifs, particulièrement dans l’est de la Pologne, c’était le plus souvent pour les vendre. « Dans le terrain clos de barbelés près de Malenzow, a raconté Stanislaw Szmajzner, nous n’avions rien à manger ni à boire et des Polonais sont venus nous offrir de l’eau en échange de bijoux ou d’argent. Nous étions tous démunis, mais celui qui possédait encore quelque chose, le donnait à ces trafiquants pour une gorgée d’eau. »
Et Richard Glazar a précisé : « … le tarif pour deux petits pains blancs, une demi-saucisse et un
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