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Au Pays Des Bayous

Au Pays Des Bayous

Titel: Au Pays Des Bayous Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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eût pu dire « Je suis la Louisiane » sans que cela fît sourire, tant on devinait qu'il avait engagé son honneur et sa vie dans l'aventure. Les uns l'appelaient Don Quichotte, les autres le Christophe Colomb de la vallée du Mississippi, mais tous reconnaissaient en lui le condottiere intrépide qui sait faire front à la défaveur éventuelle du destin. M. de La Salle montrait en toute circonstance un sens féodal du devoir et de l'autorité. Il entendait imposer comme un dogme sa conception réaliste et moderne de l'entreprise coloniale. Ce type de chef déplaît plus encore aux proches par le grade ou la fonction qu'aux subalternes et l'époque n'était pas à la concertation ou au dialogue. M. de La Salle ne recherchait pas le consensus, qui est une mode récente et réputée démocratique. Il prescrivait à chacun de servir à la place assignée, sans tergiversations ni plaintes. Les pusillanimes et les délicats qui osaient exhiber leurs états d'âme étaient promptement désignés pour les missions dangereuses ou rebutantes, ce qui les ramenait aux considérations primordiales de l'existence. L'action dilue les mélancolies que le narcissisme exaspère. Pour le Normand, il n'existait pas de meilleur critère d'appréciation que l'efficacité.
    C'est pourquoi, dès les premiers jours du voyage qui, faute de vent, ne commença que le 1 er  août, les heurts se succédèrent entre le capitaine Beaujeu et Cavelier. Le marin tenait aux préséances de Neptune, qui font en mer d'un capitaine le substitut de Dieu. Il souffrit donc, tout de suite, de se voir cantonné dans le rôle du navigateur mis au service d'un coureur de bois par décision royale. Il trouva bientôt excessif le nombre des gens qui mangeaient à sa table… et à ses frais : quatorze personnes, dont six prêtres. Puis il prit très mal que M. de La Salle eût refusé de faire escale à Madère et encore plus mal que ce taciturne lui cachât, depuis le départ, la destination exacte de la flottille. Cavelier craignait les espions espagnols et n'avait pas tort. Beaujeu, qui s'était attiré quelque reconnaissance de Seignelay pendant la campagne d'Algérie, se plaignit par lettre au ministre de la Marine de l'attitude de son passager. « C'est un homme si défiant, qui a tellement peur qu'on ne pénètre dans ses secrets qu'on ose [sic] lui rien demander », écrivit-il. Les choses se corsèrent quand M. de La Salle refusa avec hauteur de se plier au cérémonial burlesque qui préside traditionnellement au passage de la Ligne. « C'est une insulte à la marine française », aurait dit, entre deux parties de cartes, le capitaine Escartefigue. Beaujeu ne le dit pas mais ressentit comme un affront la dérobade de son passager. Il est probable que les marins réservaient au gentilhomme sec et distant, qui les considérait sans aménité comme de simples auxiliaires des transports maritimes, un baptême particulièrement soigné. La Salle trouvait cette momerie ridicule et le dit clairement, ce qui fit gronder l'équipage du Joly et ceux des autres navires.
    Quand le journal intime du père Membré, où le religieux décrivait toutes les fredaines des marins et les algarades du bord, tomba sous les yeux du capitaine, l'atmosphère devint irrespirable. Fort heureusement, on arrivait à Saint-Domingue où l'on débarqua d'abord les nombreux malades qui se trouvaient à bord des bateaux. M. de La Salle ayant été terrassé, semble-t-il, par la même fièvre dont souffraient marins et passagers, bien que certains historiens aient cru reconnaître dans les symptômes vaguement décrits une congestion cérébrale, et que d'autres y aient vu la main d'un empoisonneur, il fallut prolonger l'escale. L'explorateur allait passer deux mois dans ce pays où, d'après Joutel, l'air et les fruits étaient mauvais et où l'on trouvait « quantité de femmes pires encore que l'air et les fruits ! ».
    Couché dans une mansarde sordide, tandis que les matelots ivres braillaient toutes les nuits en sortant des cabarets de la rue voisine, que le marquis de La Sablonnière vendait ses vêtements pour payer les filles de joie et que les commerçants rouennais liquidaient à bon prix une partie des produits destinés à la future colonie, l'explorateur crut mourir d'amertume autant que de maladie. Les désertions se multipliaient et il voyait l'expédition compromise. Quand il apprit que le plus lent des bateaux, le cotre Saint-François , empli de

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