Au Pays Des Bayous
cents kilomètres du lieu, aujourd'hui Venice, en Louisiane, où il avait, cinq ans plus tôt, planté le poteau à fleurs de lis de la prise de possession.
Pendant trois semaines, La Salle et Beaujeu échangèrent des messages dont les termes, d'une politesse conventionnelle, cachent mal l'irritation croissante de l'un et l'agacement contenu de l'autre. Aux demandes réitérées de Cavelier, qui voulait tirer des bateaux vivres et canons, répondaient les refus circonstanciés du marin qui n'acceptait pas de se dessaisir de provisions jugées indispensables pour le voyage de retour. Portées par des rameurs qui faisaient la navette entre les bateaux et la terre, ces lettres 11 – seize écrites entre le 23 janvier et le 10 mars 1685 – illustraient le désaccord des deux hommes.
Quand, le 12 mars, le capitaine Beaujeu fit mettre à la voile pour retourner en France, il emmenait avec lui l'ingénieur Minet, le sulpicien Esmanville et ce Nicolas de La Salle, devenu écrivain de marine, c'est-à-dire employé aux écritures, dont l'homonymie avec le héros n'était guère flatteuse pour ce dernier. Il dut y avoir ce jour-là, dans le cœur de ceux qui restaient sur le rivage, beaucoup de mélancolie et plus d'inquiétude que d'espoir de fortune. Ils savaient cependant qu'un des bateaux, la Belle 12 , petite frégate à six canons offerte par le roi à Cavelier, croiserait au long des rivages du golfe et se présenterait en juillet devant le fort en construction.
Dès que les voiles eurent disparu de l'horizon, M. de La Salle, qui ignorait tout de sa position, n'eut qu'un seul but, regagner les rives du Mississippi pour y fonder un établissement qui assurerait la présence française, puis remonter le fleuve à la rencontre de Tonty et des gens que ce dernier avait dû rassembler. Ensuite, avec une armée indienne bien encadrée, on pourrait envisager une expédition contre les Espagnols.
Pendant deux ans, Robert le Conquérant allait errer à la recherche du grand fleuve qui, malignement, se déroba. Le seigneur des Sauvages commença par construire, en un lieu que les Texans situent aujourd'hui près de Port Lavaca, un fort qu'il nomma Saint-Louis, sans doute par référence au fort Saint-Louis des Illinois où le fidèle Tonty attendait les ordres de son chef.
La chronique de ce fort texan est instructive et, bien qu'édulcorée sans doute par les témoins, elle permet de mesurer ce que dut être, au fil des saisons, le désenchantement de M. de La Salle.
Celui qui voulait fonder un empire était condamné à vivoter comme un clochard exotique, à tourner en rond, sur des centaines de kilomètres carrés, dans les prairies, les forêts et les marécages, à gourmander sans arrêt les pseudo-colons qui ne pensaient qu'à s'enivrer et faire ripaille dès qu'il avait le dos tourné. Il devait aussi déjouer les plus mesquines intrigues, prévenir les désertions et parfois les rébellions, se conduire durement avec les soldats pour maintenir un semblant de discipline. La nourriture, certes, ne manquait pas. Le pays était, à la fin du XVII e siècle, encore plus giboyeux que de nos jours où il a été sacré Sportsmen Paradise . Les canards étaient légion comme les oies, les courlis et les pluviers. L'écureuil, le lapin, l'opossum, le rat musqué y abondaient. La rivière de la Vache, ainsi nommée par Cavelier 13 et qui coulait au pied du fort, fournissait de succulents poissons. Défrichée, la terre se révélait fertile et produisait aisément légumes, melons, citrouilles, oignons. La vigne sauvage, les pruniers, les noyers et les mûriers fournissaient des desserts acceptables. Quand on voulait déguster une belle entrecôte, il suffisait de marcher vers le nord jusqu'aux prairies où paissaient les bisons, à moins qu'on ne préférât rôtir un cuissot de chevreuil, que les gourmets accompagnaient d'une sauce liée à l'œuf de tortue !
Dans ce fort vivaient sept femmes, la plupart normandes, qui faisaient la cuisine, ravaudaient le linge et émoustillaient les hommes. L'une, Mme Talon, était veuve d'un militaire canadien (homonyme du célèbre intendant) qui lui avait laissé une fille et trois fils, une autre était l'épouse d'un soldat de la troupe venu de Saint-Jean-d'Angély, une troisième, célibataire, se disait cousine du curé de Saint-Eustache et une quatrième, célibataire, dont la chronique n'a retenu que le sobriquet, se faisait appeler la Parisienne. Une autre mère de
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