Au Pays Des Bayous
Les compétences, et surtout l'ascendant, que le Canadien détenait sur les Indiens avaient, dès son arrivée en Louisaine, impressionné le jeune fonctionnaire qui écrivait à Pontchartrain, le 25 octobre 1713 : « Je ne saurais trop exalter la manière admirable dont M. de Bienville a su s'emparer de l'esprit des Sauvages pour les dominer. Il y a réussi par sa générosité, sa loyauté, sa scrupuleuse exactitude à tenir sa parole, ainsi que par la manière ferme et équitable dont il rend la justice entre les différentes nations sauvages qui le prennent pour arbitre. Il s'est surtout concilié leur estime en sévissant contre tout vol ou déprédation commis par les Français qui sont obligés de faire amende honorable chaque fois qu'ils ont fait quelque injure à un Sauvage. » Dans la même lettre, le commissaire ordonnateur n'hésitait pas à révéler que le gouverneur retenait les cadeaux envoyés par la cour pour les Indiens et que M. de Bienville restait tout de même le mieux placé pour en assurer une judicieuse distribution.
Le gouverneur n'avait pas tardé à se rendre compte que la population se moquait comme d'une guigne du privilège commercial de Crozat. Les agriculteurs qui avaient la chance de récolter du maïs, des fruits ou des légumes allaient vendre leurs produits, malgré l'interdiction qui leur en avait été faite, aux Espagnols de Pensacola. Les officiers eux-mêmes faisaient du négoce chaque fois qu'il y avait matière à transaction. Quand un bateau chargé de vivres et d'effets se présentait, au mépris du monopole attribué à la Compagnie de Louisiane, tous ceux qui possédaient un peu d'argent montaient à bord pour se ravitailler, car les articles proposés étaient meilleur marché que ceux que l'on trouvait dans les magasins de la Compagnie. « Si l'on veut faire du commerce il ne faut pas majorer les factures comme cela se pratique journellement », écrivait La Mothe-Cadillac, qui regrettait aussi que l'on ne payât pas mieux cuirs et peaux que les trappeurs, de moins en moins nombreux, acceptaient encore de livrer à la Compagnie.
Mais ce qui préoccupe le plus cet homme orgueilleux, c'est le peu de cas que les gens font de son titre et de son autorité. Il se plaint sans cesse de la cabale dont il est l'objet et, dans une dépêche du 20 février 1714, il met le ministre en garde. L'avenir de la Louisiane est en danger. « Si vous ne remédiez pas, Monseigneur, à la cabale qui s'est formée par les menées de M. le commissaire et de M. de Bienville, qui ont entraîné tous les officiers de leur côté avec la meilleure partie des habitants, je suis persuadé que M. Crozat sera obligé de l'abandonner. »
Comme si les désaccords portant sur la politique commerciale, la façon d'agir avec les Indiens et l'organisation administrative de la colonie ne suffisaient pas pour entretenir la zizanie entre Bienville et le gouverneur, va surgir un différend d'ordre privé, digne d'une comédie de boulevard.
Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville est alors âgé de trente-quatre ans. Il porte un nom prestigieux dans le milieu colonial. C'est un gaillard d'allure virile, de belle prestance, dont le teint hâlé de coureur de bois ne compromet nullement une distinction naturelle que l'on remarque. Un portrait, peint par un artiste inconnu de l'École française du XVIII e et conservé dans une collection particulière, le montre vêtu de sa cuirasse, portant perruque courte, le regard vif, un sourire discrètement ironique aux lèvres. On peut supposer qu'il avait de belles mains, car le peintre a fixé sa dextre émergeant, blanche et fine, du canon d'avant-bras de l'armure, dans une manchette de dentelle qui adoucit l'acier. C'est un meneur d'hommes, intrépide et autoritaire, un individualiste obstiné, un ambitieux qui, contrairement à d'autres, a les moyens de ses ambitions.
C'est aussi un célibataire ! Or M. de La Mothe-Cadillac a deux filles, dont l'aînée est amoureuse du lieutenant du roi. Assez amoureuse pour en perdre le boire et le manger, ce qui inquiète sa mère et agace son père. M. de Bienville est d'une extrême courtoisie avec les dames, mais avec toutes les dames. On lui a prêté autrefois une aventure avec une veuve décédée depuis plusieurs années, ce qui lui a valu les remontrances a posteriori , désobligeantes et de surcroît inutiles, du curé La Vente. Mais, en 1714, on ignore tout, dans la colonie, de sa vie sentimentale.
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