Au Pays Des Bayous
été que différé en raison des circonstances, reste provisoirement lieutenant du roi mais ne détient plus l'autorité suprême dans la colonie. Son ami d'Artaguiette, remplacé par Duclos, ne dispose plus des pouvoirs de commissaire ordonnateur. Cela crée des frictions d'autant plus irritantes que La Mothe-Cadillac a besoin des services et de l'expérience de Bienville et que le jeune Duclos ne peut se tirer d'affaire sans la collaboration d'Artaguiette. Et la différence des caractères amplifie les désaccords et les rivalités protocolaires.
Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, rompu depuis l'enfance à la vie rustique des coureurs de bois, est frugal et débrouillard comme tous les Le Moyne. Il sait jouir sans arrière-pensées des aubaines que procure parfois une vie libre. S'il juge vaines certaines contraintes en vigueur dans les lointaines sociétés policées, il reste attaché aux prérogatives reconnues à ceux qui, comme lui, ont mis depuis l'adolescence leur courage, leurs compétences, parfois leur vie au service du roi pour accomplir un grand dessein. Avec les airs qu'il se donne en tant que gouverneur, La Mothe-Cadillac agace cet homme de terrain, toujours prêt à payer de sa personne et qui sait à quoi s'en tenir sur le peu de substance d'un titre cueilli comme une faveur dans les salons de Marly. Pontchartrain n'a-t-il pas laissé entendre qu'il avait expédié le protégé du duc de Lauzun en Louisiane pour « se défaire de lui » ?
La Mothe-Cadillac sait bien que Louis XIV vieillissant vire à la bigoterie et que rien ne peut autant déplaire au roi que l'impiété de ses officiers. Aussi est-ce par ce biais-là qu'il pousse une première attaque contre Bienville.
« Il y a une église passable à l'île Dauphine mais celui qui l'a bâtie prétend la faire vendre pour sept cents livres. L'église de fort Louis est une petite chambre où ne peuvent tenir que vingt-cinq personnes. Mais comme d'après les missionnaires les habitants n'ont pas approché les sacrements depuis sept ou huit ans, les soldats n'ont point fait leurs Pâques à l'exemple de M. de Bienville leur commandant, de M. Boisbriant, le sieur Paillon aide-major, les sieurs Châteauguay premier capitaine et Marigny petit officier auquel j'ai déclaré que j'en informerai Votre Grandeur, ce qui les a fait cabaler contre moi, M. le Commissaire prenant leur parti qui dispute avec le curé ! »
Naissance d'une bureaucratie
Antoine Crozat devait être méfiant comme tous les habiles bien en cour qui se sont enrichis dans les affaires sans trop se soucier des lois et règlements. Rompu aux manigances de haute volée, ayant créance sur les grands personnages et même sur le roi, receleur des corsaires patentés, faisant or de tout, y compris des Noirs enlevés à l'Afrique, il savait qu'un homme de sa stature doit se prémunir non seulement contre les grands fauves de son espèce, mais aussi contre l'indélicatesse imitative des subalternes. Évaluant les friponneries du patron et souvent y participant, les employés s'inspirent parfois des méthodes apprises de celui-ci pour mieux le gruger. Les gagne-petit de l'affairisme, les comptables falsificateurs, les mandataires pipeurs, les hommes de paille, les prête-noms truqueurs, les entremetteurs cupides devaient inspirer méfiance et suspicion au fils du cocher toulousain. Connaissant toutes les combines, il s'appliquait à les prévenir.
Aussi, quand Pontchartrain avait décidé, le 18 décembre 1712, de créer un Conseil supérieur de la Louisiane, afin de mettre sous surveillance la gestion de la colonie, Crozat s'était-il empressé de fabriquer un Conseil de commerce qui lui permettrait d'exercer une influence occulte sur la gestion des affaires.
La constitution du Conseil supérieur, dont la composition avait été fixée par décision du ministre de la Marine, prit des mois du fait de « l'absence de sujets compétents », estime Marcel Giraud. Officiellement placé sous l'autorité du gouverneur et de l'intendant de la Nouvelle-France, personnages lointains résidant au Canada, le Conseil de la colonie fut en fait présidé, en leur absence, par La Mothe-Cadillac, gouverneur de Louisiane. D'après les statuts, l'assemblée coloniale aurait dû compter neuf membres, mais elle n'en réunit jamais que sept.
La Mothe-Cadillac et Jean-Baptiste Duclos, commissaire ordonnateur, premiers conseillers de droit, étaient assistés par Bienville, en sa qualité, non
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