Au pied de l'oubli
littéralement sauvée du
bureau et avait marché longuement avant de rentrer chez elle. Dans sa tête, les
émotions se mélangeaient. Elle n’était pas indifférente aux marques d’attention
de la part de son patron. Yves la rendait si... si vulnérable. Auprès de lui,
elle se sentait encore jeune et belle. Une telle connivence les unissait. Ils se
livraient à de petites joutes oratoires dont Julianna sortait presque toujours
victorieuse. Yves aimait sa passion. Quand elle s’enflammait sur un de ses
sujets préférés, la condition de la femme, il applaudissait et lui rétorquait
qu’elle était digne des plus grands hommes de ce pays. François-Xavier tolérait
à peine cette fougue chez elle. Il lui demandait de ne pas hausser le ton ou il
se réfugiait derrière son journal. Avec Yves, ils pouvaient argumenter,
discourir, partager des opinions ; ensemble, elle et son patron pouvaient faire
trembler la terre ! Son avis sur un éditorial l’intéressait. Ils discutaient
d’actualité, de politique... Dieu, qu’est-ce qui lui arrivait ? Elle était une
femme mariée, mère d’une famille nombreuse, grand-mère de surcroît ! Quelle
absurdité ! Rédiger un courrier du cœur lui donnait peut-être trop des idées
de... de liberté. À force de lire des secrets, l’inavouable, l’impensable, elle
était devenue plus réceptive aux sentiments humains.
« Ah, Julianna, tu dois prendre sur toi. François-Xavier est un
bon mari. Tu l’aimes, non ? »
Elle quitterait son emploi au journal, il n’y avait pas d’autres solutions. De
toute façon, il était temps qu’elle se consacre à son grand projet. Julianna
attendait juste de pouvoir parler avec Henry. Dès cet automne, elle désirait
tout mettre en branle. Elle avait tout calculé, tout soigneusement planifié. Sa
sœur Marie-Ange, Dieu ait son âme, allait être fière d’elle... Marie-Ange, en ce
moment, de là-haut, elle devait froncer les sourcils et être bien découragée de
la petite dernière sans cervelle. Julianna scruta le ciel étoilé. Elle imagina
sa sœur taper du pied devant autant d’enfantillages.
— Oui, Marie-Ange, tu as raison. Il est temps que je me raplombe.
Décidée à sauver son couple, Julianna retourna se coucher. Doucement, elle se
blottit contre son mari et posa sa main sur son épaule. En maugréant,
François-Xavier la repoussa et se tourna de côté, ronflant de plus belle.
Julianna retint ses larmes. Malgré toutes ses bonnes intentions, rien n’allait
plus entre eux. Pourquoi son mariage la décevait-il autant ? Qu’était devenu ce
jeune homme roux qui lui avait promis mer et monde ? Depuis que François-Xavier
avait perdu sa fromagerie, tout avait changé. Le rehaussement des eaux avait
causé bien plus de dégâts que jamais aucune compensation financière n’aurait pu
régler. Trente-cinq ans de vie commune... En pensée, elle revit sa nuit de
noces. Son mari l’avait entraînée en haut de la tour de leur maison, cette
maison qu’il avait construite pour elle. Elle avait presque oublié à quel point
il l’avait rendue heureuse... Elle voulait retrouver l’entente entre eux.
Peut-être était-ce normal après tant d’années ensemble. L’amour était commeun jardin. Sans soin, les mauvaises herbes envahissaient tout,
au point d’étouffer la moindre pousse. Elle espérait seulement que ce n’était
pas trop tard. De nouveau, elle tenta de réveiller son mari.
— François-Xavier... François-Xavier, commença-t-elle.
— Quoi ? marmonna-t-il.
— Trente-cinq ans de mariage, ce n’est pas rien... on aurait pu...
Son mari se méprit. Sèchement, il lui coupa la parole :
— C’est pas la fin du monde non plus, reviens-en.
Bien réveillé cette fois, il ajouta :
— Pis c’est toujours pas de ma faute si t’es encore partie à ton journal.
Une femme qui travaille, c’est contre nature, se dit l’homme. Tous leurs
problèmes venaient de ce constat. Il n’en tenait pas rigueur à Julianna. Les
sous qu’elle rapportait les aidaient beaucoup. C’est à lui qu’il en voulait,
amèrement. Il n’était vraiment pas à la hauteur.
D’un ton encore plus dur afin de cacher son désarroi, Julianna mentit :
— J’avais pas le choix d’y aller ! C’était ma dernière journée avant la relâche
d’été. J’ai dû remettre tous mes articles en avance ! Et puis ça ne change
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