Au pied de l'oubli
biologiques ou adoptifs ? Après réflexion, il avait pris la décision d’ajouter
un espace supplémentaire aux branches supérieures de son arbre et d’y
annoter :
François-Xavier Rousseau fils adoptif d’Ernest Rousseau et de feu sa première
épouse.
Cette femme qui l’avait maltraité méritait de rester anonyme.
Issu de Patrick O’Connor et de Joséphine Mailloux.
Ah, sa vraie mère, qui avait passé sa vie à prendre soin de lui en taisant sa
réelle filiation. Il ne l’avait appris que lors du décès de Joséphine par le
biais d’une lettre qu’il avait conservée précieusement. Il avait d’ailleurs
confectionné une sorte de pochette qu’il avait collée sur la dernière page de
son cahier et dans laquelle il avait inséré les aveux de sa mère. Tout cela
était si loin déjà... Pourtant, le souvenir de la tendresse de sa « Fifine »,
comme il surnommait la gentille femme qui aidait son père devenu veuf, était
encore si présent. En couchant, noir sur blanc, les ramifications de sa vie, il
avait réalisé à quel point, à l’image des forêts, certains arbres ne parvenaient
à la lumière qu’après la déformation douloureuse de leurs troncs et
l’entremêlement de leurs branches. Pendant de longues minutes, il relut son
cahier. Il avait noté les grandes lignes de sa vie. Son enfance sur laPointe, ses jeux avec Ti-Georges, les cabanes dans les bois, les
parties de pêche. Le bonheur de suivre son père Ernest partout, de l’aider aux
corvées de la ferme. Son adolescence, ses rêves de fromagerie, la construction
de celle-ci, sa rencontre avec Julianna, sa maison, son château... Il prit son
crayon et continua à relater par écrit ses souvenirs. Son mariage, la naissance
de Pierre, le relèvement des eaux par la compagnie... l’injustice, le combat, la
perte de tout… Au fur et à mesure qu’il plongeait dans son passé, des instants
précis lui revenaient en mémoire. Le déménagement à Roberval puis à Montréal...
son dégoût de la grande ville et enfin le retour dans sa région natale. Il ne
vit pas le temps s’écouler tandis qu’il décrivait la ferme de Saint-Ambroise.
Surtout quand il raconta le terrible feu qui avait décimé la famille de Georges
et blessé gravement son fils Pierre, pendant que le pauvre garçon extirpait des
flammes la petite Hélène... Plongé dans ces douloureux évènements, il ne se
rendit même pas compte de la pénombre qui emplissait la pièce. Soudain, il
tendit l’oreille. Sa femme était de retour. Il eut tout juste le temps de cacher
son cahier et de se rasseoir que la porte de la chambre s’ouvrait. Julianna
s’étonna que son mari se retire si tôt.
— Tu te couches tout de suite ?
Pour toute réponse, François-Xavier haussa les épaules. Il ne savait quelle
attitude adopter. La tension du souper était revenue, presque palpable.
— Moi aussi d’abord, décida Julianna en allant prendre place de l’autre côté du
lit.
Pendant un long instant, les époux restèrent assis, dos à dos, sans dire un
mot. Julianna commença à se déshabiller, déposant un à un les morceaux de linge
sur le dessus de sa commode. Elle en ouvrit le premier tiroir et enfila sa robe
denuit. Elle hésita, regardant son mari qui n’avait pas bougé.
Poussée par le ressentiment, d’un ton hargneux elle lui reprocha :
— On aurait pu au moins se payer le restaurant...
— Le restaurant ? répéta François-Xavier sans comprendre.
— C’est toujours bien notre trente-cinquième anniversaire de mariage
aujourd’hui.
— C’est toi qui souhaitais pas fêter. T’as pas arrêté de dire à tout le monde
que tu voulais rien de spécial.
— Ça me tentait pas qu’on se mette dans les frais. Il faut qu’on garde des sous
pour le voyage en Gaspésie.
— Nous y voilà ! Le maudit voyage en Gaspésie !
— Tu me l’avais promis !
— Je t’ai jamais dit quand !
— Ben moi, j’avais envie de partir cet été, pas la semaine des quatre jeudis !
J’aurais aimé aller voir Pierre et mon petit-fils.
— Le boss veut pas que je prenne congé.
— Tu me feras pas accroire que la fromagerie peut pas se passer de toi !
T’arrêtes pas de chialer que t’es juste bon à balayer !
François-Xavier serra les dents. Julianna avait le don de tourner le fer dans
la plaie. Depuis des années qu’il aspirait à fuir ce boulot ingrat
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