Au pied de l'oubli
qui
consistait à nettoyer les planchers et à subir l’attitude hautaine de son
patron, ce jeune imbécile de fils à papa qui ne connaissait rien de rien à l’art
fromager ! Pas surprenant que l’entreprise périclite. François-Xavier acceptait
son sort, mettant chaque sou qu’il pouvait de côté, caressant le rêve d’ouvrir,
à nouveau, sa propre fromagerie. Avec toutes ses responsabilités, son bas de
laine grossissait moins vite qu’il ne l’aurait souhaité. Les études de ses deuxderniers fils, qui après le séminaire avaient décidé de
poursuivre plus loin encore, Zoel en première année de médecine vétérinaire et
Adélard bientôt à l’Université de Montréal afin de devenir dentiste, ne
facilitaient pas les économies. Par chance, ses garçons étaient vaillants.
Pendant leurs vacances estivales, les deux gagnaient un bon salaire dans une
usine de Saint-Hyacinthe. Sans parler des noces de Jean-Baptiste l’année
précédente ! En guise de cadeau, François-Xavier avait insisté pour lui donner
une importante somme d’argent, pour que le nouveau marié puisse s’établir comme
il faut. Un autre petit coup de pouce pour son fils Léo, sourd et muet depuis sa
méningite. Léo se débrouillait bien, travaillant comme aide-cordonnier à
Jonquière, vivant dans une garçonnière aménagée en haut du magasin. Malgré son
handicap, Léo pouvait et devait aspirer à son autonomie. Même qu’il économisait
en vue de convoler à son tour, amoureux fou qu’il était d’une jeune sourde et
muette. Alors quelquefois, François-Xavier passait par Jonquière, montait à la
chambrette et glissait un billet de deux dollars sous le cendrier. « Pour tes
cigarettes et ta liqueur » mimait-il à son fils. Il se faisait un devoir de
soutenir les bonnes œuvres de sa fille Laura, religieuse en Afrique. Il ne
laissait pas pour compte les deux qui vivaient à Montréal ! Yvette et Mathieu
recevaient donc chacun un petit quelque chose... « de la part de votre père... »
comme ajoutait Julianna à la fin de ses lettres avant de soigneusement plier le
billet de papier que François-Xavier lui demandait d’insérer dans l’enveloppe.
De plus, depuis la naissance de son petit-fils Dominique, il envoyait un peu
d’argent à son aîné installé en Gaspésie. Ah, revoir Pierre… Et s’il changeait
d’idée et qu’ils l’entreprenaient, ce périple ? De toute façon, quand avait-il
pu avoir gain de cause surquoi que ce soit pendant ces
trente-cinq ans de mariage ? Julianna insistait et revenait à la charge. « Je
veux voir mon petit-fils, c’est à nous d’y aller. Un voyage de noces pour notre
anniversaire de mariage, c’est pas trop te demander, non ? On est jamais allés
plus loin que Québec ou Montréal ! C’est pas une vie... »
François-Xavier ne pouvait admettre la vraie raison de son refus. Patrick
O’Connor, le vieil Irlandais, était son père naturel. La maison et le bateau
qu’il avait légués à Pierre portaient le nom de Joséphine en l’honneur de sa
chère Fifine... sa mère... Malgré le désir d’en connaître un peu plus sur ce
marin qui l’avait conçu lors de son passage à Chicoutimi, la crainte de ce qu’il
pouvait trouver en Gaspésie le retenait. Pour réussir à garder un certain
équilibre dans sa vie, François-Xavier avait préféré compartimenter les
sentiments contradictoires qu’il ressentait pour ses troublantes origines.
Commencer sa vie dans un orphelinat, être maltraité par sa mère adoptive, la
mort d’Ernest dans le puits, cet homme merveilleux qui commençait à peine à être
heureux, nouvellement remarié avec sa douce Léonie... Dès qu’il s’apitoyait sur
son sort, il culpabilisait à la pensée de ce que Georges, lui, avait vécu.
Georges, son ami d’enfance, son voisin sur la Pointe-Taillon, celui qui était
devenu son beau-frère, celui qui ne lui parlait presque plus depuis des
années... Soudain, François-Xavier réalisa que le fait de commencer à rédiger
ses mémoires avait changé quelque chose en lui. Il ne voulait plus évacuer son
passé, ni l’ignorer. Il était prêt à faire la paix avec ce O’Connor. Ils iraient
en Gaspésie. Julianna se radoucirait… Mais comment obtenir la permission de son
patron ?
— Je peux bien essayer encore de parler à mon boss, murmura-t-il.
— Dis-lui donc que tout le
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