Barnabé Rudge - Tome II
il répéta ce qu'il avait déjà dit, en terminant encore
par : « Voilà qui est joli !
– Il me semble que c'était un homme qui
ne vous intéressait pas beaucoup ? remarqua le sergent
froidement.
– Et qui donc intéresserait-il, répliqua
M. Dennis en se relevant, si ce n'est pas moi ?
– Oh ! je ne savais pas que vous
aviez le cœur si tendre, dit le sergent : voilà tout.
– Le cœur si tendre ! répéta
Dennis ; le cœur si tendre ! Regardez-moi cet
homme-là ! Trouvez-vous ça constitutionnel ? Voyez-vous
comme on l'a percé d'une balle de part en part, au lieu de
l'exécuter comme un bon Anglais ? Le diable m'emporte si je
sais maintenant de quel côté me retourner. Votre parti ne vaut pas
mieux que l'autre. Que va devenir le pays, si le pouvoir militaire
se permet de se substituer comme ça aux autorités civiles ?
Qu'avez-vous fait des droits du citoyen, de cette pauvre créature,
notre semblable, en le privant du privilège de m'avoir, moi, pour
l'assister à ses derniers moments ? Est-ce que je n'étais pas
là ? Je ne demandais pas mieux que de le servir. J'étais tout
prêt. Nous voilà bien lotis, camarade, si nous faisons crier comme
ça les morts contre nous, et que nous allions nous coucher
tranquillement par là-dessus : c'est du
propre ! »
Peut-être trouva-t-il dans son chagrin quelque
consolation à garrotter les autres prisonniers ; il faut
l'espérer pour lui. Dans tous les cas, la sommation qu'on lui fit
de se mettre à la besogne parut le distraire, pour le moment, de
ses pénibles réflexions, en donnant à ses pensées une occupation
qui les flattait davantage.
On ne les emmena pas tous trois
ensemble : on en fit deux escouades. Barnabé et son père
allèrent d'un côté, au centre d'un peloton d'infanterie, et Hugh,
bien attaché sur un cheval, suivit un autre chemin, avec une bonne
escorte de cavaliers.
Ils n'eurent pas occasion d'avoir ensemble la
moindre communication pendant le court intervalle qui précéda leur
départ, parce qu'on eut soin de les tenir rigoureusement séparés.
Hugh s'aperçut seulement que Barnabé marchait la tête basse au
milieu de ses gardes, et qu'en passant devant lui il souleva
doucement, en signe d'adieu, sa main chargée de chaînes, sans lever
les yeux. Quant à lui, il ne perdait pas courage, tout le long du
chemin, persuadé que la populace viendrait forcer sa prison, où
qu'il fût, pour le mettre en liberté. Mais quand ils furent entrés
dans Londres, et particulièrement dans Fleet-Street, naguère le
quartier général de l'émeute, et qu'il y vit les soldats occupés à
poursuivre jusqu'à la dernière trace du rassemblement, il vit qu'il
fallait renoncer à cette espérance, et reconnut qu'il marchait à la
mort.
Chapitre 28
M. Dennis avait dépêché ce petit bout
d'affaire sans aucun désagrément personnel ; retiré maintenant
dans la sécurité respectable de la vie privée, il eut envie d'aller
se donner une heure ou deux de bon temps dans la société des dames.
Dans cette aimable intention, il dirigea ses pas vers la maison où
Dolly était encore emprisonnée avec Mlle Haredale et où l'on
avait aussi transporté miss Miggs, par ordre de M. Simon
Tappertit.
En s'en allant le long des rues avec ses gants
de peau croisés derrière son dos et le visage animé par la douce
gaieté que lui inspiraient ses heureux calculs, M. Dennis
pouvait se comparer à un fermier qui rumine ses gains futurs au
milieu de ses blés, et qui jouit, par anticipation, des bienfaits
abondants de la Providence. De quelque côté qu'il se tournât, il
voyait des amas de ruines qui lui promettaient d'amples et riches
exécutions. La ville entière semblait comme une plaine où quelque
bon génie avait préparé les sillons avec la charrue et semé le
grain, fécondé par le temps le plus propice. Il ne lui restait plus
qu'à récolter une magnifique moisson.
Tout en prenant les armes et en s'associant
aux actes de violence qui s'étaient commis, dans le grand et simple
but de conserver à Old-Bailey toute sa pureté, et à la potence
toute son utilité première, comme aussi toute sa grandeur morale,
ce serait peut-être aller trop loin d'affirmer que M. Dennis
eût envisagé et deviné d'avance d'aussi heureux résultats. Il avait
plutôt considéré la chose comme une de ces belles combinaisons du
sort dont la loi impénétrable est de tourner au profit et à
l'avantage des honnêtes gens comme lui. Il se
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