Barnabé Rudge - Tome II
bien le fil. Je l'aurais sentie ! Et moi qui,
pendant ce temps-là, travaillais de mon mieux ! Voilà bien le
monde ! Vous n'auriez seulement pas le cœur de me demander si
je ne boirais pas bien un coup au goulot de cette bouteille,
hein ? »
Hugh la lui passa. Comme l'autre l'approchait
de ses lèvres, Barnabé fit un bond et, lui recommandant de se
taire, regarda dehors d'un air sérieux.
« Qu'est-ce que vous avez, Barnabé ?
dit Dennis, observant Hugh et laissant tomber le flacon, mais non
pas la hache, qu'il gardait toujours à la main.
– Chut ! répondit tout bas Barnabé.
Qu'est-ce que je vois briller là, derrière la haie ?
– Ce que c'est ? cria le bourreau à
tue-tête, en se saisissant de lui et de Hugh, ce ne seraient pas…
ce ne seraient pas les soldats, peut-être ? »
Au même instant, le hangar se remplit de gens
armés, et un détachement de cavalerie arriva, à travers champs, au
grand galop.
« Là ! dit Dennis, qui était resté
libre pendant qu'ils s'étaient saisis de leurs prisonniers ;
voici, messieurs, les deux jeunes gens que la proclamation a mis à
prix. L'autre, là-bas, est un criminel échappé… J'en suis bien
fâché, camarade, ajouta-t-il d'un ton résigné, en s'adressant à
Hugh, mais c'est votre faute ; c'est vous qui m'y avez forcé.
Vous n'avez pas voulu respecter les plus fermes principes
constitutionnels, vous savez : vous êtes venu violer et
ébranler les fondements mêmes de la société. Je ne sais pas ce que
je n'aurais pas donné pour que vous ne fissiez pas ça, ma parole
d'honneur… Si vous voulez, messieurs, les tenir ferme, je crois que
je ne serai pas embarrassé pour les lier plus solidement que vous
ne pourriez le faire. »
Cependant, cette opération fut suspendue pour
quelques moments par un autre événement. L'aveugle, dont les
oreilles étaient plus clairvoyantes que les yeux de bien des gens,
avait été alarmé, avant Barnabé, par un bruit de frottement dans
les buissons à l'abri desquels les soldats s'étaient avancés. Il
avait fait immédiatement bonne retraite, et s'était tapi dans un
coin quelques minutes ; mais, dans son trouble, s'étant trompé
sans doute en sortant de sa cachette, il était maintenant en pleine
vue, courant à travers la plaine.
Un officier cria aussitôt qu'il le
reconnaissait pour avoir aidé la nuit précédente à piller une
maison. On lui ordonna à haute voix de se rendre. Il n'en courut
que plus fort ; encore quelques secondes, et il était trop
loin pour qu'un coup de feu pût l'atteindre. L'ordre donné, les
soldats tirèrent.
Il y eut un moment de profond silence, chacun
retenant son haleine. Tous les yeux étaient fixés sur lui. On
l'avait vu tressaillir au moment de la décharge, comme s'il avait
eu seulement peur du bruit. Mais il ne s'était pas arrêté : il
n'avait seulement point ralenti son pas ; au contraire, il
avait continué sa course encore une quarantaine de mètres plus
loin. Mais là, sans tournoyer, sans chanceler, sans aucun signe de
faiblesse ou de frémissement dans ses membres, il tomba comme un
plomb.
Quelques soldats coururent à l'endroit où il
était étendu. Le bourreau les accompagnait. Tout cela s'était passé
si vivement, que la fumée n'était pas tout à fait dissipée et
serpentait encore dans l'air en un léger nuage, qu'on aurait pu
prendre pour l'esprit que venait de rendre le défunt et qui
désertait son corps d'un air solennel. Il n'y avait que quelques
gouttes de sang sur l'herbe ; un peu plus de l'autre côté,
quand on l'eût retourné… Voilà tout.
« Venez voir un peu ! venez voir un
peu ! dit le bourreau se baissant, un genou en terre, à côté
du corps, et regardant d'un air désolé l'officier avec ses
hommes : voilà qui est joli !
– Ôtez-vous de là, répliqua l'officier.
Sergent, voyez ce qu'il avait sur lui. »
Le sergent retourna les poches de l'aveugle,
les vida sur l'herbe, et trouva, sans compter quelques pièces de
monnaie étrangère et deux bagues, quarante-cinq guinées en or. On
les emporta enveloppées dans un mouchoir, laissant là, pour le
moment, le cadavre, avec le sergent et six soldats chargés de le
transporter au poste le plus voisin.
« À présent, si vous voulez partir, dit
le sergent en donnant une tape sur l'épaule de Dennis et en lui
montrant l'officier qui retournait vers le hangar. »
À quoi M. Dennis répondit
seulement : « Je vous défends de me parler. Et en même
temps
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