Barnabé Rudge - Tome II
sentait
personnellement privilégié dans cette maturité prospère de la
moisson promise au gibet, et jamais il ne s'était autant félicité
d'être le favori, l'enfant gâté de la Destinée ; jamais de la
vie il n'avait tant aimé cette belle dame, ni montré autant de
calme et de vertueuse confiance.
Car de supposer que lui, on pût aussi
l'arrêter comme perturbateur, et le punir avec les autres, c'est
une idée que M. Dennis rejetait bien loin de lui, comme une
pure chimère. Il se disait que la ligne de conduite qu'il avait
adoptée dans Newgate, et le service qu'il avait rendu ce jour-là,
protesteraient assez haut contre tous les témoignages qui
pourraient établir son identité comme complice de l'émeute. Si par
hasard quelqu'un de ceux qui feraient des révélations, se sentant
en danger, venait à déposer de sa complicité, cela ne ferait rien
du tout ; et, quand on découvrirait, au pis aller, quelque
petite indiscrétion par lui commise, l'utilité plus grande que
jamais de sa profession et les commandes considérables qui allaient
se présenter en foule pour l'exercice de ses fonctions, ne
manqueraient pas de faire qu'on mettrait de l'indulgence à passer
là-dessus. En un mot, il avait joué son jeu d'un bout à l'autre
avec beaucoup d'habileté ; il avait viré de bord au bon
moment ; il avait livré deux des insurgés les plus notables et
encore un criminel distingué, par-dessus le marché : il était
donc bien tranquille, sauf pourtant (car il y avait une petite
réserve à faire, qui empêchait même M. Denis de jouir d'un
bonheur parfait)… sauf pourtant une circonstance : c'était la
détention de Dolly et de miss Haredale dans une maison presque
attenante à la sienne. C'était là la pierre d'achoppement :
car, si on venait à les découvrir et à les reprendre, elles
pouvaient, en portant contre lui témoignage, le mettre dans une
situation où il y avait de grands risques à courir. D'un autre
côté, les mettre en liberté, après leur avoir arraché auparavant le
serment de garder le secret sans rien dire, il n'y avait pas à y
penser. La considération du danger qu'il devinait de ce côté avait
peut-être bien remplacé dans ce moment, chez le bourreau, son goût
général pour le conversation des dames, lorsque, hâtant sa course,
il se dépêchait d'aller goûter les charmes de leur société, donnant
de bon cœur à tous les diables les amoureuses ardeurs de Hugh et de
M. Tappertit, à chaque pas qu'il faisait.
Quand il entra dans le misérable réduit où on
les tenait enfermées, Dolly et miss Haredale se retirèrent en
silence dans le coin le plus reculé. Mais Mlle Miggs, qui
était très prude à l'endroit de sa réputation, tomba aussitôt à
genoux et se mit à pousser des cris de mélusine :
« Qu'est-ce que je vais devenir ?… où est mon
Simmuns ? Ayez pitié, mon bon gentleman, de la faiblesse de
mon sexe ; » et d'autres lamentations non moins
pathétiques, qu'elle lançait avec une pudeur et un décorum très
propres à lui faire honneur.
« Mademoiselle, mademoiselle, lui insinua
Dennis à l'oreille, en lui faisant un signe de son index, venez
ici, je ne veux pas vous faire de mal. Venez ici, mon agneau,
voulez-vous ? »
En entendant cette tendre épithète,
Mlle Miggs, qui avait suspendu ses cris pour mieux l'écouter
quand il avait ouvert la bouche, recommença à crier de plus
belle : « Oh ! mon agneau ! Il m'appelle son
agneau ! Oh ! faut-il que je sois malheureuse de n'être
pas venue au monde vieille et laide ! Pourquoi le ciel a-t-il
fait de moi la plus jeune de six enfants, tous défunts et
maintenant dans leurs tombes bénies, excepté ma sœur mariée, qui
est établie dans la Cour du Lion d'or, numéro vingt-six, le second
cordon de sonnette à…
– Ne vous ai-je pas dit que je ne veux
pas vous faire de mal ? dit Dennis en lui montrant une chaise
pour la faire asseoir. Alors, mademoiselle, qu'est-ce qu'il y
a ?
– Demandez-moi plutôt ce qu'il n'y a pas,
cria Miggs en se serrant les mains dans l'agonie de la douleur. Il
y a tout, quoi.
– Mais quand je vous dis au contraire
qu'il n'y a rien, reprit le bourreau. Voyons ! commencez par
ne plus faire tout ce tapage et par venir vous asseoir ici.
Voulez-vous, mon petit poulet ? »
Le ton caressant dont il disait ces dernières
paroles aurait peut-être manqué son but, s'il ne l'avait pas
accompagné de plusieurs mouvements saccadés de son pouce
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