Barnabé Rudge - Tome II
ou je retourne à
mon jeune ami, car ce garçon-là m'intéresse, et j'ai envie de le
mettre en bon chemin pour faire fortune. Bah ! je sais bien ce
que vous allez dire, ajouta-t-il bien vite ; vous n'avez pas
besoin de m'en parler, vous me l'avez déjà fait entendre. Vous
voulez me demander si je ne devrais pas avoir pitié de vous, parce
que je suis aveugle. Eh bien ! non. Faut-il, parce que je ne
vois pas, que vous vous imaginiez que je dois mieux valoir que ceux
qui voient ? Et de quel droit ? Ne semble-t-il pas que la
main de Dieu se manifeste plutôt à me priver de mes yeux qu'à vous
laisser les vôtres ? Voilà bien votre jargon, à vous
autres ! Oh ! quelle horreur ! c’est un aveugle et
il a volé ; ou bien il a menti ; ou bien il a filouté.
Voyez un peu la belle histoire ! Parce qu'il n'a pour vivre
que les liards que vous lui jetez dans sa sébile, le long des rues,
il est bien plus coupable que vous qui pouvez voir, travailler,
vivre enfin indépendants de la charité d'autrui. Le diable soit de
vous ! Parce que vous avez vos cinq sens, vous pouvez être
aussi vicieux que vous voulez. Parce que nous n'en avons que
quatre, et qu'il nous manque le plus précieux de tous, il faut que
nous vivions bien moralement de notre infirmité. Voilà la justice
et la charité du riche pour le pauvre, comme on l'entend par tout
le monde ! »
Il s'arrêta là-dessus un moment, et entendant
sonner da l'argent dans la main de la veuve :
« Bon, s'écria-t-il, reprenant tout de
suite son air posé, voilà qui peut arranger les affaires. Est-ce la
somme, dites-moi, la veuve ?
– Je veux d'abord que vous répondiez à
une question. Vous dites qu'il est près d'ici. Est-ce qu'il a
quitté Londres ?
– S'il est près d'ici, la veuve, vous
comprenez qu'il faut qu'il ait quitté Londres.
– Oui, mais, je veux dire, est-ce pour de
bon ? Vous savez bien.
– Oui, ma foi ! c'est pour de bon.
La vérité est que, s'il y était resté plus longtemps, cela pouvait
avoir pour lui des conséquences désagréables. C'est la raison qui
lui a fait quitter Londres.
– Écoutez, dit la veuve, faisant sonner
des pièces de monnaie sur le banc près duquel ils étaient ;
comptez.
– Six, dit l'aveugle en les écoutant
attentivement à mesure. Comment ! pas davantage ?
– C'est l'épargne de cinq années. Six
guinées. »
Il prit une des pièces dans sa main, la tâta
soigneusement, la mit dans ses dents, la fit sonner sur le banc, et
invita la veuve à continuer.
« Ces guinées-là, je les ai amassées sou
par sou, pour les cas de maladie, ou dans la prévision de la mort
qui pourrait m'enlever à mon fils. C'est le prix de cinq années de
faim, de veilles et de travail. Si vous êtes disposé à les prendre,
prenez-les, mais à la condition que vous quitterez la maison à
l'instant, et que vous ne rentrerez plus dans cette chambre où mon
fils est assis à vous attendre.
– Six guinées ! dit l'aveugle,
secouant la tête ; il est vrai qu'elles sont de poids et de
bon aloi, mais ce n'est pas les vingt guinées que je vous demande,
la veuve ; nous sommes loin de compte.
– Vous savez bien que, pour une somme
pareille, il faut que j'écrive loin d'ici. Envoyer une lettre,
recevoir la réponse tout cela demande du temps.
– Deux jours, peut-être ? dit
Stagg.
– Davantage.
– Quatre jours ?
– Huit jours. Revenez d'aujourd'hui en
huit, à la même heure ; mais pas ici : vous m'attendrez
au coin de la ruelle.
– Et par conséquent, dit l'aveugle d'un
air rusé, je suis sûr de vous retrouver encore ici ?
– Où voulez-vous que j'aille chercher un
asile ailleurs ? N'êtes-vous pas encore content, après m'avoir
réduite à la mendicité et m'avoir dépouillée du petit trésor si
chèrement amassé, que je sacrifie, en ce moment, pour pouvoir au
moins rester chez moi ?
– Hum ! dit l'aveugle après quelques
moments de réflexion : mettez-moi la face tournée du côté que
vous dites, et juste dans le chemin. Suis-je bien là ?
– Vous y êtes.
– Eh bien ! d'aujourd'hui en huit au
coucher du soleil. N'oubliez pas le garçon qui est là dedans. Quant
à présent, bonsoir ! »
Elle ne lui fit pas de réponse, et il n'en
attendait pas. Il s'en alla lentement, retournant de temps en temps
la tête, et s'arrêtant pour écouter, comme s'il était curieux de
savoir s'il n'y avait pas quelqu'un par là qui l'observât. Les
ombres de la nuit
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