Barnabé Rudge
étrange
à la porte extérieure. Il lui semblait que son domestique barrait
le passage à quelque visiteur désagréable.
« Il est tard pour un créancier
impatient, dit-il en levant ses sourcils avec une expression
d'étonnement aussi indolente que si le bruit eût été dans la rue,
et ne l'eût pas concerné lui-même le moins du monde. Il est
beaucoup plus tard que ces gens-là n'ont coutume de venir. Le
prétexte ordinaire, je suppose. Sans doute un fort payement à faire
demain. Pauvre garçon, il perd son temps, et le temps est de
l'argent, comme dit le bon proverbe, quoique pour moi je n'aie
jamais vu cela. Eh bien ! qu'y a-t-il ? vous savez que je
n'y suis pas.
– Un homme, monsieur, répliqua le
domestique, qui était dans son genre d'une tout aussi grande
froideur et d'une tout aussi grande indolence que son maître, a
rapporté chez vous la cravache que vous avez perdue l'autre jour.
Je lui ai dit que vous étiez absent, mais il a déclaré qu'il
attendrait que je vous eusse apporté cette cravache, et ne s'en
irait pas avant.
– Il avait complètement raison, répondit
son maître, et vous êtes un imbécile, sans aucune espèce de
jugement ni de discernement. Dites-lui d'entrer, et veillez à ce
qu'il essuie ses souliers pendant cinq minutes précises avant
d'entrer. »
Le domestique posa la cravache sur une chaise
et se retira. Le maître, qui avait seulement entendu ses pas sur le
parquet, sans prendre la peine de se retourner pour le voir, ferma
son livre, et poursuivit le cours de ses idées interrompues par
l'entrée du valet.
« Si le temps était de l'argent, dit-il
en maniant sa tabatière, je transigerais avec mes créanciers, et je
leur donnerais… voyons donc… combien chaque jour ? Il y a mon
somme après dîner, une heure. Je peux leur sacrifier cela bien
volontiers, pour qu'ils en tirent le meilleur parti possible. Le
matin, entre mon déjeuner et le journal, je leur réserverais une
autre heure ; et le soir avant dîner, mettons encore une
heure. Trois heures chaque jour. Ils se payeraient eux-mêmes en
visites, avec les intérêts, dans l'espace de douze mois. J'ai envie
de leur en faire la proposition quelque jour… Ah ! mon
centaure, c'est vous qui êtes là ?
– C'est moi, répondit Hugh en entrant à
grandes enjambées, suivi d'un chien aussi rude et aussi farouche
que lui ; j'ai eu assez de mal à arriver jusqu'ici. Pourquoi
donc me demandez-vous de venir, et me laissez-vous dehors quand je
viens ?
– Mon bon garçon, répliqua l'autre en
levant un peu sa tête de dessus le coussin, et l'examinant avec
insouciance de la tête aux pieds, je suis enchanté de vous voir, et
d'acquérir, par votre présence ici, la preuve la plus convaincante
qu'on ne vous laisse pas dehors, quoi que vous en disiez. Comment
allez-vous ?
– Je vais assez bien, dit Hugh
impatienté.
– Vous avez l'air de jouir d'une
merveilleuse santé. Asseyez-vous.
– Je préfère rester debout, dit Hugh.
– À votre aise, mon bon garçon, répondit
M. Chester, se levant, ôtant lentement l'ample robe de chambre
qu'il portait, et s'asseyant devant sa toilette. Faites comme vous
voudrez. »
Cela dit du ton le plus poli, le plus aimable,
M. Chester commença de s'habiller, sans plus s'occuper de son
hôte. Celui-ci restait debout à la même place, incertain de ce
qu'il devait faire maintenant, et regardant de temps en temps d'un
air boudeur.
« Allez-vous me parler, maître ?
dit-il après un long silence.
– Ma digne créature, répliqua
M. Chester, vous êtes un peu ému, et vous ne paraissez pas de
bonne humeur. J'attendrai que vous soyez tout à fait dans votre
assiette ; je ne suis pas pressé. »
Cette conduite produisit immédiatement son
effet. Elle humilia l'homme, elle le couvrit de confusion, et le
rendit plus irrésolu encore et plus incertain. De dures paroles, il
y eût riposté ; la violence, il l'eût remboursée avec les
intérêts : mais cet accueil froid, affable, dédaigneux, d'un
personnage maître de lui-même, lui fit sentir son infériorité d'une
manière beaucoup plus complète que ne l'eussent fait les
raisonnements les mieux élaborés. Tout contribuait donc à le
déconcerter. Son rude langage, si mal assorti avec les accents
doucement persuasifs de l'autre ; son geste inculte et les
façons polies de M. Chester ; le désordre et la
négligence de ses vêtements déguenillés et l'élégant costume qu'il
voyait devant lui ;
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