Barnabé Rudge
Remplissez tout plein. Une rasade avec la
mousse par-dessus ! Quelqu'un qui m'en donnerait à mon
contentement, ajouta-t-il en entonnant le liquide dans sa gorge
barbue, j'irais pour lui assassiner un homme s'il me le
demandait.
– Comme je n'ai pas l'intention de vous
le demander, et que vous le feriez peut-être sans qu'on vous le
demandât, si vous continuiez de boire, dit M. Chester avec un
grand calme, nous nous arrêterons, s'il vous plaît, mon bon ami, au
prochain verre. N'aviez-vous pas déjà bu avant de venir
ici ?
– Je bois toujours, quand je peux trouver
à boire, cria Hugh d'une voix bruyante, en agitant au-dessus de sa
tête le verre vide, et prenant vivement la pose grossière d'un
Satyre qui va entrer en danse. Je bois toujours. Pourquoi
pas ! Ha, ha, ha ! Y a-t-il jamais rien eu qui m'ait fait
tant de bien ? Non, non, rien, jamais. N'est-ce pas ce qui me
défend du froid dans les nuits piquantes ? qui me soutient
lorsque je meurs de faim ? Qu'est-ce donc qui m'aurait jamais
donné la force et le courage d'un homme, quand les hommes
m'auraient laissé mourir, chétif enfant ? Sans cela, est-ce
que j'aurais jamais eu le cœur d'un homme ? Je serais mort
dans un fossé. Quel est celui qui, du temps où j'étais un pauvre
malheureux, faible, maladif, les jambes flageolantes et les yeux
éteints, m'a jamais remis le cœur au ventre comme un verre de
ça ? Jamais, jamais. Je bois à la santé de la boisson, maître.
Ha, ha, ha !
– Vous êtes un jeune homme d'un entrain
extraordinaire, dit M. Chester en mettant sa cravate avec une
grande circonspection, et remuant légèrement sa tête d'un côté à
l'autre pour installer son menton à sa place. Un vrai luron.
– Voyez-vous cette main, maître, et ce
bras ? dit Hugh, mettant à nu jusqu'au coude le membre
musculeux. Tout ça n'était autrefois que de la peau et des os, et
ça ne serait plus que de la poussière dans quelque pauvre
cimetière, sans la boisson.
– Vous pouvez le couvrir, dit
M. Chester, on le verrait tout aussi bien dans votre
manche.
– Je n'aurais jamais eu l'audace de
prendre un baiser à l'orgueilleuse petite beauté, maître, sans la
boisson, cria Hugh. Ha, ha, ha ! C'était un bon baiser. Doux
comme miel, je vous le garantis. C'est encore à la boisson que je
dois ce baiser-là. Je vais boire encore à la boisson, maître.
Remplissez-moi ce verre. Allons. Encore une fois !
– Vous êtes un garçon qui promettez trop,
dit son patron en mettant son gilet avec le soin le plus
scrupuleux, et sans tenir compte de sa requête ; il est de mon
devoir de vous garder des impulsions trop vives qui résulteraient
infailliblement pour vous de la boisson, et qui peuvent vous faire
pendre prématurément. Quel âge avez-vous ?
– Je ne sais pas.
– Dans tous les cas, dit M. Chester,
vous êtes assez jeune pour échapper, pendant quelques années
encore, à ce que je peux appeler une mort naturelle. Comment
venez-vous donc vous livrer dans mes mains, sur une si courte
connaissance, avec la corde autour du cou ? Il faut que vous
soyez d'une nature bien confiante ! »
Hugh recula d'un pas ou deux, et l'examina
d'un air où se mêlaient la terreur, l'indignation et la surprise.
Quant à son patron, en se regardant dans le miroir avec la même
affabilité qu'auparavant, et parlant d'une manière aussi aisée que
s'il eût discuté quelque agréable commérage de la ville, il
poursuivit :
« Le vol sur la grande route, mon jeune
ami, est une occupation dangereuse et chatouilleuse. Elle est
agréable, je n'en doute pas, tant qu'elle dure ; mais, comme
tous les autres plaisirs en ce monde où tout passe, rarement elle
dure longtemps. Et en réalité, si, dans la candeur de la jeunesse,
vous êtes si prompt à ouvrir votre cœur sur ce sujet, je crains que
votre carrière ne soit extrêmement limitée.
– Qu'est-ce-ci ? dit Hugh. De quoi
parlez-vous là, maître ? qui m'y a poussé ?
– Qui donc ? dit M. Chester, en
pivotant avec vivacité, et le regardant en face pour la première
fois ; je ne vous ai pas bien entendu. Qui
est-ce ? »
Hugh se troubla et marmotta quelque chose
qu'on ne pouvait pas entendre.
« Qui est-ce ? Je suis curieux de le
savoir, dit M. Chester avec une affabilité des plus grandes.
Quelque rustique beauté peut-être ? mais soyez prudent, mon
bon ami. Il ne faut pas toujours se fier à ces fillettes. Prenez
note de l'avis que je vous donne, et faites
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