Barnabé Rudge
faibles taches lumineuses du jour
s'évanouit, il parut fermer les yeux de bon cœur et s'endormir
solidement. Il y avait là un tel silence et un tel mystère autour
de toute chose, que Joe ne put s'empêcher d'en suivre l'exemple. Il
se livra donc au sommeil comme tout le reste et rêva de Dolly,
jusqu'à ce que l'horloge de l'église de Chigwell sonna deux
heures.
Personne ne vint encore. Les bruits lointains
de la maison avaient cessé ; au dehors tout était également
tranquille, sauf lorsque aboyait par hasard un chien à large
gueule, ou lorsque le vent agitait les branches des arbres. Il
regarda mélancoliquement, de la fenêtre ouverte, chaque objet bien
connu qui gisait endormi à l'obscure lueur de la lune ; puis
se traînant vers le siège qu'il avait quitté, il pensa à l'algarade
de la veille, tant qu'après y avoir pensé longtemps, il lui sembla
qu'un mois s'était écoulé depuis cette scène. Tandis qu'il
s'assoupissait, méditait, allait à la fenêtre et regardait au
dehors, la nuit se passa ; le vieux paravent rébarbatif, les
chaises et les tables ses contemporaines, commencèrent lentement à
se révéler dans leurs formes accoutumées ; le général aux yeux
gris recommença à cligner de l'œil, à bâiller, à se réveiller, et
enfin, quand il fut réveillé tout à fait, il se montra mal à son
aise, transi de froid et l'air hagard, à la triste lumière grisâtre
du matin.
Le soleil perçait déjà au-dessus des arbres de
la forêt ; déjà s'étendaient à travers le brouillard onduleux
de brillantes barres d'or, quand Joe jeta de la fenêtre sur le sol
un petit paquet avec son fidèle bâton, et se prépara à descendre
lui-même.
Ce n'était pas une tâche bien difficile, car
il y avait là tout du long tant de saillies et tant de bouts de
chevrons, que cela faisait presque un escalier rustique, d'où il ne
restait plus à faire qu'un saut de quelques pieds pour être en
bas.
Joe se trouva bientôt sur la terre ferme, son
bâton à la main, son paquet sur l'épaule, et il leva les yeux pour
regarder le vieux Maypole, peut-être pour la dernière fois.
Il ne l'apostropha pas d'un adieu solennel,
comme aurait pu le faire un vétéran de rhétorique ; il ne le
maudit pas non plus, car il n'avait pas dans son cœur le moindre
fiel contre quoi que ce fut au monde. Il éprouvait au contraire
plus d'affection et de tendresse à son égard qu'il n'en avait
jamais éprouvé dans toute sa vie. Il lui dit donc de tout son
cœur : « Dieu vous bénisse ! » comme souhait
d'adieu, se détourna et s'éloigna.
Il se mit en route d'un bon pas. Il était
plein de grandes pensées : il voulait être soldat, mourir dans
quelque contrée étrangère où il y eût beaucoup de chaleur et
beaucoup de sable, et laisser en mourant Dieu sait quelles
richesses inouïes de ses parts de prise à Dolly, qui serait fort
affectée lorsqu'elle viendrait à le savoir. Rempli de ces visions
de jeune homme, quelquefois ardentes, quelquefois mélancoliques,
mais qui avaient toujours la jeune fille pour point central, il
poussa en avant avec vigueur, jusqu'à ce que le tapage de Londres
retentit à ses oreilles, et que l'enseigne du Lion Noir se dressa à
ses yeux.
Il n'était alors que huit heures, et le Lion
Noir fut très étonné en le voyant entrer les pieds couverts de
poussière à cette heure matinale, et sans la jument grise encore,
pour lui tenir au moins compagnie. Mais Joe ayant demandé qu'on lui
servît à déjeuner le plus tôt possible, et ayant donné, quand le
déjeuner eut été placé devant lui, d'incontestables témoignages
d'un appétit excellent, le Lion lui fit comme de coutume un accueil
hospitalier, et le traita avec ces marques de distinction
auxquelles, à titre de pratique régulière et de membre de la
franc-maçonnerie du métier, il avait tous les droits du monde.
Ce Lion ou cet aubergiste, car on appelait
ainsi l'homme du nom de la bête, pour avoir prescrit à l'artiste
qui avait peint son enseigne de mettre tout ce qu'il avait de
talent d'invention et d'exécution à faire passer, avec autant
d'exactitude que possible, dans les traits du roi des animaux dont
elle portait l'effigie, une contrefaçon de sa propre figure, était
un gentleman presque égal par la promptitude de son intelligence et
la subtilité de son esprit au puissant John lui-même. Mais voici en
quoi consistait entre eux la différence : c'est que, tandis
que l'extrême sagacité et l'extrême
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