Barnabé Rudge
qui ne put pas s'assurer la
maîtresse dont il avait gagné l'amour, et qui me rapprocha d'elle
pour que je pusse mieux le supplanter. Je triomphe dans le présent
et dans le passé. Aboie, pauvre chien galeux et pelé ; la
fortune a toujours été de mon côté ; tes aboiements me font
plaisir. »
Le lieu où ils s'étaient rencontrés était une
avenue d'arbres. M. Haredale, sans passer de l'autre côté,
avait marché tout droit. Il tourna par hasard la tête quand il fut
à une distance considérable, et voyant que son ancien camarade
s'était levé depuis son départ et regardait après lui, il s'arrêta,
croyant que peut-être l'autre avait envie de venir le rencontrer,
et l'attendit de pied ferme.
« Un jour, un jour peut-être, mais pas
encore, se dit M. Chester en agitant sa main, comme s'ils
eussent été les meilleurs amis, et se retournant pour s'éloigner.
Pas encore, Haredale. La vie est assez agréable pour moi ;
pour vous elle est triste et pesante. Non. Croiser l'épée avec un
pareil homme, se prêter ainsi à son humeur, à moins d'une
extrémité, ce serait véritablement une faiblesse. »
Malgré tout cela, il dégaina en s'en allant,
et, sans y penser, il laissa courir vingt fois ses yeux de la garde
de son épée à la pointe. Mais c'est la réflexion qui fait que l'on
vit vieux. Il se rappela cet adage, remit son arme au fourreau,
détendit son sourcil contracté, fredonna un air des plus gais et de
l'humeur la plus enjouée lui-même, il redevint comme devant
l'imperturbable M. Chester.
Chapitre 30
Il y a malheureusement des gens dont un
proverbe populaire dit que, si vous leur accordez un pied, ils en
prennent quatre. Sans citer les illustres exemples de ces héroïques
fléaux de l'humanité, dont l'aimable chemin dans la vie a été
tracé, depuis leur naissance jusqu'à leur mort, à travers le sang,
le feu et les ruines, et qui semblent n'avoir existé que pour
apprendre à l'humanité que, comme l'absence du mal est un bien, la
terre, purgée de leur présence, peut être considérée comme un lieu
de bénédiction ; sans citer d'aussi puissants exemples,
contentons-nous de celui du vieux John Willet.
Le vieux John Willet ayant empiété un bon
pouce, grande mesure, sur la liberté de Joe, et lui ayant rogné une
grande aune de permission d'ouvrir la bouche, devint si despotique
et si superbe, que sa soif de conquêtes ne connut plus de bornes.
Plus le jeune Joe se soumit, plus le vieux John se montra absolu.
L'aune fut bientôt réduite à néant : on en vint aux pieds, aux
pouces, aux lignes ; et le vieux John continua de la manière
la plus plaisante à tailler dans le vif de ses réformes, à
retrancher tous les jours quelque chose sur la liberté de parole ou
d'action de son esclave, enfin à se conduire dans sa petite sphère
avec autant de hauteur et de majesté que le plus glorieux tyran des
temps anciens ou modernes qui ait jamais eu sa statue érigée sur la
voie publique.
De même que les grands hommes sont excités aux
abus de pouvoir (quand ils ont besoin d'y être excités, ce qui
n'arrive pas souvent) par leurs flatteurs et leurs subalternes,
ainsi le vieux John fut poussé à ces empiétements d'autorité par
l'applaudissement et l'admiration de ses compères du Maypole.
Chaque soir, dans les intermèdes de leurs pipes et de leurs pots de
bière, ils secouaient leurs têtes et disaient que M. Willet
était un père de la bonne vieille roche anglaise ; qu'il n'y
avait pas à lui parler de ces inventions modernes de douceur
paternelle, ni des méthodes du jour ; qu'il leur rappelait
exactement à tous ce qu'étaient leurs pères quand ils étaient
petits garçons, et qu'il faisait bien ; qu'il vaudrait mieux
pour le pays qu'il y eût plus de pères comme lui, et que c'était
pitié qu'il n'y en eût point davantage ; avec beaucoup
d'autres remarques originales de la même nature. Puis ils
condescendaient à faire comprendre au jeune Joe que tout cela était
pour son bien, et qu'il en serait reconnaissant un jour.
M. Cobb, en particulier, l'informait que, quand il avait son
âge, son père lui donnait un paternel coup de pied, un horion sur
les oreilles, ou une taloche sur la tête, ou quelque petit
avertissement de ce genre, comme il aurait fait toute autre
chose ; et il remarquait en outre, avec des regards très
significatifs, que, s'il n'avait pas reçu cette judicieuse
éducation, il n'aurait jamais pu devenir ce qu'il était. Et
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