Barnabé Rudge
finesse de M. Willet
résultaient des efforts d'une nature spontanée, le lion semblait
devoir la moitié de ses moyens à la bière, dont il absorbait de si
copieuses gorgées que la plupart de ses facultés étaient
complètement noyées et entraînées par ce liquide, sauf une seule,
la grande faculté du sommeil, qu'il conservait à un degré de
perfection surprenant. Le Lion qui craquait au vent au-dessus de la
porte de la taverne était donc, à dire la vérité, un lion assoupi,
apprivoisé, sans vigueur ; et, comme ces représentants sociaux
d'une classe sauvage offrent habituellement un caractère
conventionnel (étant peints, en général, dans des attitudes
impossibles et avec des couleurs qui ne sont pas de ce monde), les
plus ignorants et les plus mal informés du voisinage croyaient
fréquemment voir en lui le portrait véritable de l'aubergiste en
costume officiel pour quelque grande cérémonie funèbre, ou pour un
deuil public.
« Quel est donc le gaillard qui fait tant
de bruit dans la salle voisine ? dit Joe, lorsqu'il eut
déjeuné et qu'il se fut levé et brossé.
– Un sergent recruteur, répliqua le
Lion. »
Joe tressaillit involontairement. Il
rencontrait là tout juste l'objet de ses rêvasseries tout le long
du chemin.
« Et je souhaiterais, dit le Lion, qu'il
fût bien loin d'ici. Ces gens-là et leur bande font beaucoup de
bruit, mais ne consomment guère. Des cris et du tapage, tant qu'on
en veut, mais de l'argent, bonsoir. Votre père n'aime pas ces
chalands-là, je le sais. »
Peut-être ne les aimait-il guère, en effet, en
aucune circonstance : mais peut-être, s'il eût pu savoir ce
qui se passait en ce moment dans l'esprit de Joe, les eût-il moins
aimés que jamais.
« Il recrute pour un …, pour un beau
régiment ? dit Joe en donnant un coup d'œil à un petit miroir
rond suspendu dans le comptoir.
– Oui, je crois, répliqua l'hôte ;
c'est à peu près la même chose, n'importe le régiment pour lequel
il recrute. Je me suis laissé dire qu'il n'y a pas grande
différence entre un bel homme et un autre, quand ils attrapent une
balle dans le ventre.
– Tout le monde n'attrape pas une balle,
dit Joe.
– Non, répondit le Lion, pas tout le
monde, et ceux-là qui sont tués, en supposant que leur affaire soit
bientôt faite, sont les plus heureux dans mon opinion.
– Ah ! riposta Joe, vous n'avez donc
nul souci de la gloire ?
– Souci de quoi ? dit le Lion.
– De la gloire.
– Non, répliqua le Lion avec une suprême
indifférence. Je n'en ai nul souci. Vous avez raison en cela,
monsieur Willet. Quand la gloire viendra ici me demander quelque
chose à boire, et me changera une guinée pour le payer, je le lui
donnerai pour rien. Voyez-vous, monsieur, je crois qu'une auberge
qui veut faire ses affaires fera aussi bien de prendre un lion noir
pour enseigne que non pas « les armes de la gloire. »
Ces remarques n'étaient pas du tout
encourageantes, Joe sortit du comptoir, s'arrêta à la porte de la
salle voisine, et écouta. Le sergent décrivait la vie militaire. On
ne faisait que boire, disait-il, excepté qu'il y avait de grands
intervalles pour manger et faire l'amour. Une bataille était la
plus belle chose du monde, quand votre côté la gagnait, et les
Anglais gagnaient toujours.
« Supposons que vous seriez tué,
monsieur ? dit une voix timide dans un coin.
– Eh bien, monsieur, supposons que vous
le seriez, dit le sergent, qu'arrive-t-il alors ? Votre pays
vous aime, monsieur ; S. M. le roi Georges III vous
aime ; votre mémoire est honorée, révérée, respectée ;
tout le monde a de la tendresse pour vous, de la reconnaissance
pour vous ; votre nom est couché tout au long dans un livre au
ministère de la guerre. Dieu me damne, gentleman, ne devons-nous
pas tous mourir un jour ou l'autre, hein ? »
La voix toussa et ne dit plus rien.
Joe entra dans la salle. Une demi-douzaine de
gars s'y étaient réunis et groupés ; ils écoutaient d'une
oreille avide. L'un d'eux, un charretier en blouse, avait l'air
d'hésiter encore, quoique disposé à s'enrôler. Le reste, qui
n'était nullement disposé à en faire autant, le pressait vivement
de prendre ce parti (voilà bien les hommes !), appuyait les
arguments du sergent, et ricanait ensemble.
« Il n'y a pas besoin, mes amis, dit le
sergent, qui était assis un peu à l'écart, à boire sa liqueur, d'en
dire bien long pour des lurons résolus (ici il jeta un
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